Qu’ai-je fait au bon Dieu de la glisse ? Impossible de pointer le sélecteur sur l’option 2WD du menu Dynamic Mode. Avant de me résoudre à ouvrir le manuel, je tente de laisser le doigt quelques secondes sur le bouton de l’ESP afin de le mettre hors d’état de nuire. 2WD apparaît en surbrillance. Miracle ! Un clic, et me voici au volant de la M5 F90 en mode deux roues motrices, sans le moindre garde-fou pour aider à canaliser un couple équivalent à celui d’environ deux Mégane R.S. sur les seules pattes arrière. Combien de propriétaires penseront ou oseront s’aventurer jusqu’ici ? Sans doute peu et, pour être franc, ce n’est pas plus mal. Imposer la déconnexion totale de l’ESP pour jouir d’une propulsion aussi méchamment armée en 2018, c’est un mélange de vice et de vertu aussi osé que savoureux. Nous y reviendrons… Quoi qu’il en soit, ceux qui douteraient encore de la sincérité des puristes de chez BMW Motorsport n’ont pas vécu trois jours sur route et pistes avec la sixième génération de M5. Et puisque la folie de l’un ne va pas sans la surenchère de l’autre, l’éternel ennemi AMG n’a pas manqué d’offrir à la E 63 S AMG un mode drift (carrément) plus difficile à activer, certes, mais aussi délicieusement absurde que le mode 2WD de chez BMW. Balancer des berlines de 5 m de long et près de tonnes dans les courbes du petit Magny-Cours comme de vulgaires berlinettes et mettre le feu à leurs pneus arrière de supercars reste un exutoire aux antipodes de la conduite autonome avec laquelle on nous bassine.
Après une heure à tester les différents modes de conduite des deux rivales, je me surprends à délaisser pour de bon la propulsion pour la transmission intégrale. Outre mon âge et mes réflexes, sans doute, quelque chose a changé depuis le dernier match opposant la M5 et la E 63 en mars 2014. Si auparavant les capacités de ces berlines des familles sur circuit pouvaient déjà sembler irréelles, l’une et l’autre ont franchi un cap impressionnant dans ce domaine. Jamais leur présence à Magny-Cours n’a semblé aussi cohérente et naturelle alors même que le voyage depuis Paris n’a jamais été aussi confortable. On s’extasie à juste titre devant une McLaren Senna, une 911 GT2 RS ou une 488 Pista, mais le plus grand génie en matière d’automobile sportive se concentre peut-être aujourd’hui dans le tandem que vous avez sous les yeux. Que l’on adhère ou pas au concept, il faut garder à l’esprit les contraintes gigantesques avec lesquelles doivent composer les magiciens capables de transformer une Série 5 ou une Classe E en pistarde de haut vol. Dimensions, poids, centre de gravité, aérodynamique, confort, rien ne plaide à l’origine pour l’efficacité et le plaisir de conduite. Pourtant les faits sont là !
Fromage et dessert
Des chronos dont nous reparlerons plus tard et des sensations filtrées certes mais conformes à de nombreux égards aux standards des pilotes les plus généreux. Oubliez les inscriptions poussives, le sous-virage chronique, les mouvements de caisse parasites et l’approximation. M5 et E 63 se laissent emmener sans se désunir comme des GT biplaces taillées pour la chose. Jamais des berlines de ce gabarit n’avaient été aussi rapides ni gratifiantes à un tel niveau d’attaque, à part peut-être la Cadillac CTS-V qui trichait avec des pneus semi-slicks. Ici, les gommes restent civilisées avec de “simples” mais valeureux Pilot Sport 4 et P Zero chaussés respectivement par la BMW et la Mercedes. On ne communie pas avec de tels paquebots comme avec une 911 GT3, cela va de soi, mais on savoure une direction franche et directe, un équilibre idéal et une capacité surnaturelle à exploiter des puissances folles. Vous remarquerez que je ne fais à ce stade guère de distinction entre les deux Allemandes. Architecture moteur, longueur, empattement, voies, poids, transmission, finesse aérodynamique composent des fiches techniques quasi jumelles, et si auparavant Mercedes semblait marquer le pas d’un point de vue purement sportif, l’écart s’est considérablement resserré.
La E 63 vous connecte mieux à la route et la M5 a gagné deux roues motrices sans y perdre son âme. Même si la possibilité de conserver un mode deux roues motrices n’avait pas été offerte, l’adoption d’une transmission intégrale dans cette catégorie aurait été difficilement critiquable. Les deux autos n’obligent heureusement pas à choisir entre les plaisirs solitaires pour adeptes du contre-braquage et la capacité d’emmener sereinement la petite famille aux sports d’hiver. Cela d’autant plus que nous avons affaire dans les deux cas à des autos restées des propulsions dans l’âme, même lorsque du couple arrive aux roues avant. En 4WD Sport, la M5 se révèle même franchement joueuse à la limite, laissant la poupe embarquer généreusement avant d’exploiter le train avant pour remettre la familiale swingueuse dans le droit chemin. De ce point de vue, la Mercedes se montre un peu plus sage mais jouit d’un équilibre naturellement porté sur l’exploitation d’une mobilité subtilement maîtrisée de la poupe. Rien à voir donc avec la froideur comportementale d’une RS6 figée sur sa trajectoire dans un léger sous-virage viril et efficace.
E 63 S :
- Moteur >> V8 biturbo, 612 ch de 5750 à 6500 tr/mn, 850 de 2500 à 4500 tr/mn
- Transmission >> intégrale débrayable, BVA9
- Poids >> 1880 kg
- Pneus >> Pirelli PZero
- Performances >> 0 à 100 km/h en 3 »4, 250 km/h (limitée)
- Prix de base en 2018 >> 134 501 €
Trop plein de couple
Le naturel joueur de la M5 et la E63 ressort d’autant mieux sur la piste trempée qui nous attend le premier jour dans la Nièvre. L’occasion là encore d’apprécier le bon esprit des metteurs au point et leur capacité à maîtriser deux tonnes de luxe si haut perchées. C’est à ce moment précis qu’il est particulièrement instructif de passer de quatre à deux roues motrices. J’aime, j’adore, je vénère la sainte propulsion mais, croyez-moi, choisir ce mode dans ces conditions dépasse le cadre de la simple gourmandise. Le passage d’un quart à un un tour de volant en contre-braquage tient dans moins d’un centimètre de course de la pédale de droite. C’est fin, ça se mange sans faim, à condition d’être seul, d’avoir de l’espace et une certaine maîtrise du sujet. Je rappellerais aux Béhèmistes qui me trouveraient petit joueur que la dernière M5 (F90) dispose de 50 % de couple en plus que la mythique E39 V8 de 1998 à l’essai dans ce numéro… Question couple, Mercedes va encore plus loin avec plus de 850 Nm, soit plus que la McLaren Senna, rien que ça, mais sans les 800 kg d’appuis aéro, les pneus de qualif et le moteur posé sur le train arrière… La E 63 fait montre en contrepartie d’un équilibre absolument magique à la limite et ce malgré un moteur nettement moins reculé dans l’empattement que celui de la M5. Jouer sous la pluie en mode drift n’est pas chose aisée, mais sur le sec, la capacité de la E 63 à enchaîner les glisses généreuses dépasse l’entendement. Elle ajoute en prime une sonorité plus présente et grisante dans l’habitacle que celle trop lointaine du V8 de la M5.
Il y a les plaisirs non quantifiables et il y a les chiffres. Nous n’avons pu cette fois mesurer les performances pures sans aucun doute exceptionnelles mais nous avons réussi à placer les deux autos dans notre classement sur la piste Club de Magny-Cours. Je vous laisse découvrir les temps un peu plus bas et j’encourage d’ores et déjà les propriétaires de 997 GT3, AMG GT, Giulia Quadrifoglio, R8 V10 Plus ancienne génération, entre autres, à poser un regard plein d’admiration sur ces folles berlines.
M5 F90 :
- Moteur >> V8 biturbo, 600 ch de 5600 à 6700 tr/mn, 750 de 1800 à 5600 tr/mn
- Transmission >> intégrale débrayable, BVA9
- Poids >> 1855 kg
- Pneus >> Michelin Pilot Sport 4
- Performances >> 0 à 100/200 km/h en 3 »4/11 »1, 305 km/h (en option)
- Prix de base en 2018 >> 127 550 €
Moteur/boîte : victoire BMW
L’ouverture des capots montre un positionnement plus central de la mécanique chez BMW. Les précédentes générations se faisaient déjà la guerre avec deux V8 biturbo mais la E 63 disposait jusqu’ici d’une cylindrée beaucoup plus généreuse. Le downsizing est depuis passé par là. La grande Mercedes troque son bloc 5,5 litres contre le 4 litres équipant entre autres l’AMG GT. Toujours deux turbos, un échangeur air eau, un couple encore plus phénoménal et une puissance portée à 612 ch sur la S, contre 585 auparavant. C’est 12 ch de plus que la M5 ordinaire et 13 de moins que la M5 Competition. Sur sa fin de carrière, le pack Competition proposait déjà les 600 ch désormais livrés en série. La BMW dispose d’une cylindrée supérieure (4,4 litres), d’un couple moins généreux mais disponible sur une plage plus étendue, et d’un régime maxi bien plus élevé. Question tempérament, le V8 M “carré” se montre à la fois plus élastique et plus explosif que son homologue AMG “longue course”, mais moins volubile au réveil comme à pleine charge. Ces deux bijoux de technologie sont chacun associés à une boîte automatique, à 8 rapports chez BMW et 9 chez Mercedes. La réactivité de ces transmissions est irréprochable sur route et fort peu critiquable sur piste. Dans chaque cas, le rapport supérieur ne passe pas tout seul sur le mode le plus sportif et les rétrogradages musclés sont étonnamment bien acceptés. Difficile de départager ces deux moteurs d’exception. J’avoue une légère préférence pour le V8 Motorsport plus aérien et démonstratif, mais malheureusement peu musical.
Performances : victoire BMW
Faute de disponibilité de la piste Lurcy-Lévis au moment de notre essai, nous n’avons malheureusement pas été en mesure de poser des chiffres sur les performances a priori exceptionnelles de nos deux prétendantes. BMW comme Mercedes annoncent un 0 à 100 km/h en 3”4, soit un dixième de mieux que le temps annoncé par Ferrari pour la Portofino sur le même exercice et aussi bien que la GTC4Lusso et son V12 de 690 ch. La transmission intégrale associée à un launch control assure en effet des départs arrêtés dignes du petit monde des supercars tandis que la finesse aérodynamique étonnante des deux berlines allemandes leur autorise des prises de vitesse insensées. Pour mémoire, nous avions mesuré la précédente M5 Competition en 21”2 sur l’épreuve la plus parlante du 1 000 m départ arrêté. Avec un poids légèrement inférieur, deux roues motrices et 25 ch en plus, il y a fort à parier que cette génération s’approche des 20 secondes et joue dans la cour de sprinteuses de la trempe d’une Nissan GT-R… La E 63 S devrait quant à elle pouvoir largement améliorer le temps de 21”5 mesuré sur cet exercice avec l’ancienne génération. Du côté des reprises, là encore, soyez assurés que ces deux berlines de deux tonnes font jeu égal avec quelques-unes des meilleures GT de la planète.
Sur la route : victoire BMW
Si visuellement, ces deux monstres de performances diffèrent assez peu des modèles ordinaires dont ils dérivent, leurs robes subtilement virilisées cachent des châssis presque entièrement remaniés. Bras en alu forgé, paliers, cinématiques et coque renforcés, voies copieusement élargies et pneus ad hoc permettent d’exploiter sereinement des puissances de feu, y compris sur les petites routes.
Le renforcement du train arrière de la E 63 permet à lui seul une résistance accrue de 30 % à la variation de carrossage par rapport à l’ancienne génération. Les transmissions intégrales sont naturellement un atout incontestable au quotidien et par tous les temps, tandis que les suspensions pilotées offrent dans les deux cas des compromis confort/efficacité prodigieux. Si la E 63 donne à basse vitesse en mode normal une plus grande impression de fermeté, c’est bien la M5 qui se montre la plus typée et efficace sur les départementales sinueuses et bosselées grâce à une tenue de caisse irréprochable compte tenu de la masse de l’engin et un train avant plus engageant. La BMW est aussi plus vicieuse, brutale si on en rajoute, là où sa rivale reste sage et prévenante. La constance et l’attaque des freins carbone/céramique de la M5, en option, mettent davantage en confiance que le dispositif acier de chez AMG. Notez que la E 63 peut elle aussi être équipée de disques carbone/céramique. Jamais ou presque sur route ouverte le besoin de passer en mode deux roues motrices ne se fait sentir. Dans les deux cas, la transmission intégrale privilégie toujours la propulsion et le différentiel piloté arrière apporte une bonne dose d’agilité à des géantes reposant chacune sur un empattement frisant les 3 m !Sur la piste : victoire BMW
Elles sont gigantesques, grasses, hautes, dépourvues d’appuis aérodynamiques et posées sur des pneus sportifs mais sans plus, mais capables de prouesses à Magny-Cours qui défient les lois de la physique. En mode Race sur la Mercedes et Sport Plus sur la BMW, les mouvements de caisse sont formidablement bien maîtrisés, le sous- virage quasi inexistant, les appuis virils et constants et les chronos étourdissants. La E 63 S s’inscrit avec un peu moins de panache mais fait montre d’une grande précision et d’une fidélité sans faille à la trajectoire. En forçant le trait, on obtient des attitudes de propulsion épicée qui n’imposent pas de réelle bagarre en raison du travail remarquable de la transmission intégrale plus utile que frustrante sur la piste. Elle permet en effet d’accélérer tôt et sans arrière- pensée malgré la déferlante de couple. Résultat : 1’23”26, soit un dixième de mieux que la Giulia Quadrifoglio a priori mieux taillée pour l’exercice. La E 63 S est surtout deux secondes plus vite que la C 63 S tandis que la précédente génération de RS6 avait été mesurée en 1’25”52… L’exploit de Mercedes est malheureusement minimisé le jour même par celui de BMW. Plus aiguisée et performante, la M5 colle près d’une seconde à sa grande rivale et 2”7 à sa devancière ! Là encore la transmission intégrale joue un rôle considérable en permettant l’exploitation pleine et entière des 600 ch tout en préservant une agilité essentielle au plaisir de pilotage comme au chrono. La M5 devient ainsi et de loin la berline la plus rapide sur notre piste de référence, devant une certaine M3 Competition et tutoie la Porsche 997 GT3… Par curiosité, nous avons réalisé un temps en mode propulsion. Au prix d’une belle séance de glisses plus ou moins maîtrisées nous obtenons un chrono de 1’25”40 pas si ridicule en fin de compte pour une auto développée et réglée comme une intégrale.