La 991/2 GT2 RS est si sage, filtrée, commune… Ces pensées déviantes ne peuvent mûrir que dans un cerveau embrumé par quelques heures passées au contact de la McLaren Senna. Comme pour le grand amour, on ne comprend vraiment ce qu’est une supercar, une vraie, que lorsque l’une d’elles fait irruption dans votre vie. Une tranche de vie, dans le cas présent, en totale liberté avec une clé à près d’un million d’euros dans la poche et l’accès aux deux circuits de Magny- Cours, à la ligne droite géante de Lurcy- Lévis et à la verte campagne environnante. Le film fantastique commence devant l’hôtel Le Paddock par la caresse d’un recoin de la porte mi-élytre, mi-papillon, libérant l’accès au baquet le plus léger jamais vu dans une voiture de route. Le fin et enveloppant cocon en carbone de 3,3 kg, partiellement recouvert de mousse, réclame un brin de souplesse pour s’y engouffrer. Il réserve un contact glacial et ferme en ce matin frileux mais participera bientôt activement au réchauffement de l’atmosphère. La mise à feu et les commandes d’ouverture des portes ont migré au plafond. L’index droit pointe donc vers le ciel. Une détonation résonne, suivie d’un puissant bourdonnement. Le démarrage à froid, comme à chaud, vous plonge dans un monde à part: dénué, pour l’heure, de toute forme de finesse. Les adjectifs manquent pour décrire les vibrations trans- mises par la mécanique vissée à la coque carbone plus rigide que jamais. Aucun mouvement ou frottement d’aucune pièce du V8 biturbo ne semble pouvoir nous échapper. En attendant de prendre quelques degrés, la boîte à double embrayage hésite encore un peu. Moi aussi…
Peau à peau
Ce n’est pas ma première rencontre avec la Senna. J’ai fait la connaissance quelques mois plus tôt (Motorsport N° 83) sur le circuit d’Estoril de celle que ses concepteurs présentent comme la voiture de route la plus efficace de tous les temps. Le premier freinage à 290 km/h au panneau 200 m ne cesse de me hanter. Débuter la journée en pareille compagnie sur la route est une expérience bien différente mais aussi intense. Je ne me résous pas à laisser les rapports s’égrainer à leur guise. Une pression sur le bouton “active” positionné sur la tablette centrale permet de reprendre une part de mon destin en main. L’exploration des différents modes de pilotage attendra. Le bienêtre à bord est stupéfiant, conditionné par une position de conduite idéale et la délicieuse impression d’espace procurée par un cockpit aéronautique baigné de lumière. L’immense pare-brise, le toit vitré et les originales fenêtres aménagées dans les bas de portes participent à l’une des expériences automobiles les plus immersives qui soient. Ne manque qu’un plancher transparent, soyons fous… et une rétrovision centrale. La partie arrière de la Monocage III est dérivée de celle de la P1. Elle joue un rôle d’arceau répondant aux normes FIA et fait appel à de l’ultra-rigide et onéreux carbone Pre-Preg, différent de celui plus conventionnel utilisé pour le reste de la coque. C’est en son sein, derrière les sièges, que se trouve le seul et symbolique espace de rangement disponible. Notre modèle d’essai accentue le côté roots en faisant l’impasse sur la climatisation (option gratuite) mais pas sur la caméra de recul. Ouf !
La Senna s’élance, docile, mais ne se “déplace” jamais innocemment. Certes, l’époque des boîtes mécaniques récalcitrantes, des embrayages ultrasensibles, des directions pour bûcherons islandais est révolue. L’absence de grip des Pirelli Trofeo R surgelés aide toutefois à garder le pied droit sur Terre ou plutôt loin du plancher en carbone du missile de 800 ch, tandis que la singulière connexion à la machine suffit à entretenir un frisson permanent. La direction à assistance hydraulique est une merveille de transparence et le freinage réclame un effort aussi rare que naturel. Des gravillons tintent dans les passages de roues. L’amortissement piloté, même en position “Confort” dessine sur votre séant une cartographie en ultra haute définition de la chaussée. Il ne s’agit pas de vulgaire fermeté, juste de communication, nuance ! Durant les quelques centaines de mètres qui séparent l’hôtel de la piste Grand Prix, déjà, mon esprit s’égare. La F40 m’obsède depuis l’enfance et je me trouve à bord de son héritière directe. C’est l’intime conviction que je partage avec au moins un ingénieur de chez McLaren rencontré au Portugal, et peut-être avec certains d’entre vous. Il est question de V8 biturbo, d’aileron géant, de la trilogie de sorties d’échappement, mais pas que… Si après 1987, année de naissance de la légendaire Ferrari, le monde merveilleux des supercars s’est davantage focalisé sur la vitesse pure que sur la vitesse de passage en courbe, la Senna renoue avec l’esprit du testament roulant d’Enzo. Effacer les frontières entre l’univers de la course de haut vol et celui des voitures de route, humilier la concurrence, voilà la raison d’être de l’œuvre d’art contemporain signée McLaren en 2018.
Laide soignante
Je fais partie des originaux qui trouvent la Senna belle. Belle dans sa quête inconditionnelle du dernier gramme d’appui, du moindre gramme tout court, de chaque mm3 d’air frais susceptible de mieux faire battre son cœur. De laide, elle n’est que soignante, remède miracle contre toute forme de morosité et de conformisme. La bestialité, la théâtralité hors norme qui découle de la quête ultime de grip, encombrent aujourd’hui la mémoire de la moitié des smartphones de Nevers et ses environs. Garez côte à côte une 911 GT2 RS et une 600LT verte sur un parking lambda puis débarquez avec une Senna. Vous comprendrez la différence entre une super GT et une supercar ainsi que le sens du mot émeute. Quelques gilets jaunes virent au vert mais la bienveillance l’emporte haut la main. La seule soufflante nous sera infligée par une dame en robe de chambre incommodée par le ronflement de la bestiole posant sous les colombages de sa maison médiévale. Quelques instants plus tard, je resterai bloqué au croisement de deux rues pavées, au cœur de la vieille ville, sauvé par le guidage millimétré d’un autochtone. Bien fait… La Senna est un grand gabarit : 4,74 m de long (20 cm de plus que la 720S !) pour 1,96 m de large hors rétros. Cauchemar des assureurs, le splitter en carbone est 15 cm plus large que celui de la P1 mais la caisse en position normale est étonnamment haute ! Pour les “gendarmes couchés”, un lift hydraulique permet toutefois d’éviter les touche-touche assassins. Ceux qui restent debout demeurent évidemment les plus vicieux… Je me comprends.
Ivres de records
La star anglaise parade telle une rock star en tournée dans la région qu’elle est venue conquérir. Pour l’équipe technique de McLaren dépêchée sur place comme pour celle de Motorsport, la question n’est pas de savoir si des records vont tomber sur nos pistes de références, mais quelle sera l’ampleur de la gifle infligée à la 488 Pista. Les conditions parfaites pour affoler la pendule. C’est le moment de parler chiffres. 800, c’est celui, fétiche, de la Senna: le nombre de chevaux, de newtons-mètres et de kilos dont s’alourdit l’auto à 250 km/h. Environ trois fois la charge aéro moyenne dont bénéficient les meilleures GT “ordinaires”! Le poids, autre élément ô combien crucial sur toutes les McLaren et sur la Senna en particulier, a pu être contrôlé chez W-Autosport. Le constructeur annonce 1314 kg en ordre de marche, notre balance 1356. La différence n’est pas négligeable, mais relativisons. La 991/2 GT2 RS accuse 200 kg de plus et la 720S “supertestée” pesait 1 451 kg ! On retrouve ainsi non pas 85 comme annoncé mais 95 kg d’écart entre cette dernière et la Senna. 25 ans après la F1, supercar la plus légère de l’histoire avec 1 138 kg tous pleins faits, McLaren reste La référence de la catégorie en matière de poids. Hormis bien sûr à haute vitesse où la Senna pèse grosso modo le poids d’une Bugatti Chiron… à l’arrêt.
Pendant que Romain Monti, notre vengeur casqué, débute gentiment la journée au volant d’une 600LT et d’une GT2 RS, je donne le feu vert aux McLaren boys pour “préparer” leur championne. Ladite préparation consiste à contrôler les pressions, faire chauffer la mécanique et passer l’auto en mode “Track”. En quelques poignées de secondes la caisse descend de 39 mm à l’avant et 30 mm à l’arrière ! Rappelons que la Senna reprend le dispositif hydraulique RaceActive Chassis Control de la P1 permettant de faire varier l’assiette et de figer littéralement la suspension en position basse. Le terme “figer” n’est pas une façon de parler. La rencontre avec certains vibreurs peut s’avérer terriblement douloureuse. Romain effectue un premier run avec des pneus à peine marqués, avant de mettre quatre balles neuves pour entrer dans l’histoire. Comparée à la 600LT, la Senna est presque moins volubile mais évolue visuellement dans un autre monde. Observés depuis les stands, la mise en vitesse, la stabilité, le point de freinage donnent déjà le tournis. Le temps de référence détenu par la Pista sur le grand Magny est 1’44”90. Le tour de chauffe est abattu en 1’45”274, le suivant en 1’44”22, le troisième en 1’42”99. Ferrari est battu, la 720S est reléguée à plus de quatre secondes, et nous sommes tout proches de la pole en Carrera Cup… Nous avons une pensée émue pour Ayrton dont la légende se perpétue magistralement à travers cet hommage roulant. Romain rentre au stand, incrédule : « C’est complètement différent d’une voiture de route traditionnelle. Ne serait-ce qu’au frein. Il faut commencer à prendre des repères de 911 Cup tout en arrivant avec beaucoup plus de vitesse. Le grip sur les entrées est incroyable. On réussit à emmener beaucoup de vitesse dans le lent, notamment le 180° qui s’enroule sur le frein. Je retrouve pour la première fois les automatismes d’une voiture de course avec une auto de route. Le couple énorme qui déboule brutalement peut être difficile à gérer mais l’ESP en mode Dynamic offre un compromis idéal ».
Des pics à 2 g
L’analyse du tour est stupéfiante. La Senna encaisse facilement plus d’1,6 g en virage avec des pics à 2 g en entrée. Elle freine environ 50 m plus tard qu’une 720S à Adélaide tout en arrivant 2 km/h plus vite, se jette dans les deux mythiques chicanes du circuit telle une GT3 (la catégorie, pas la 911) et passe pied au plancher à 235 km/h (20 km/h plus vite que la Pista) dans la courbe gauche en descente qui précède le freinage du Lycée. Affolant ! Dans Estoril, l’appui est si fort au niveau de la poupe que celle-ci finit par provoquer un sous-virage impossible à contrecarrer mais suffisamment efficace à en croire la vitesse de sortie… Hormis à la remise franche des gaz roues braquées, à très basse vitesse, l’auto est d’une stabilité inébranlable. Sa capacité hors norme à communiquer instaure un rapport de confiance salvateur, le seul problème demeurant la vitesse à laquelle les choses se passent et le courage dont il faut faire preuve pour tirer la quintessence du grip. Même Romain, habitué aux GT3 du Blancpain, reconnaît humblement qu’il lui faudrait deux ou trois runs de plus et un coup d’œil aux acquis pour aller encore chercher une bonne seconde…
C’est avec des Trofeo R rodés comme il se doit que je quitte la GP pour me rendre sur notre chère piste Club. J’en vois d’ici sourire à l’idée de poser les roues d’un tel monstre sur ce (génial) tourniquet. Tout l’intérêt, justement, est de voir dans quelle mesure l’aéro et la puissance de la Senna demeurent exploitables sur un tracé étroit et sinueux. Je lutte pour adapter mes automatismes à l’immensité du grip. Avec 800kg d’appuis à 250 km/h, dites-vous qu’il en reste encore assez à 100 km/h pour tordre les trajectoires, les raccourcir, et oser l’exploitation pleine et entière du baril de poudre qui explose dans mon dos à plus de 8 000 tours. L’exercice n’a rien de calme et reposant. Tandis que l’on sous-estime perpétuellement le potentiel de la Senna au freinage et en entrée de courbe, on a tendance à vite surestimer la capacité des gros pneus arrière à digérer 800 ch en sortie. C’est d’autant plus fâcheux que le V8 biturbo affiche l’inertie d’une plume dans un courant d’air. Les accélérations entre chaque obstacle sont suffocantes. En bout de ligne droite, je touche symboliquement les 250 km/h compteur (243 chrono) contre 185 avec l’Alpine A110 tout en freinant précisément au même endroit… Rappelons que McLaren annonce 100 m de distance d’arrêt de 200 à 0km/h, soit 16m de moins que la P1! De nombreux paramètres expliquent ce pouvoir de décélération unique dans le monde des voitures de route. Les freins d’abord, composés de disques carbone/céramique spécifiques réclamant chacun sept mois de fabrication. Les pneus ensuite, des Trofeo R de chez Pirelli à la gomme tendre spécifique. La légèreté, bien entendu, et enfin l’aérodynamique active. Une partie de l’aileron colossal se déploie de 35 degrés pour jouer le rôle d’aérofrein tandis que des volets placés dans le bouclier avant assurent le parfait équilibre avant/arrière afin d’optimiser l’exploitation du grip mécanique. Fascinant. Certes la Big Mac est ici un peu à l’étroit mais conduit à l’extase, à condition d’être aussi appliqué, fin et autoritaire qu’au volant d’une Formule Renault dont on retrouve certaines vibrations et quelques trajectoires… Résultat : 1’14”90, contre 1’15”02 pour la 991 Carrera Cup (en slicks donc) et 1’16”80 pour la 720S. La 991/2 GT2 RS en Cup R, première GT “conventionnelle” pointe à une seconde de la Senna.
Superhéros
Depuis que je le regarde, l’ordinateur de bord reste bloqué sur 50 l/100 km. Qu’importe, satisfaire la gourmandise hors norme d’une compagne aussi généreuse reste un plaisir avant de mettre le cap sur Lurcy-Lévis. Née pour claquer des temps, la Senna est comme chez elle en pleine campagne. Elle lit la route, cela va de soi, mais impossible de ne pas se prendre pour un superhéros ivre de confiance à son volant. Le schéma de suspension est dérivé de celui de la 720S, tout comme l’amortissement piloté et la fameuse interconnexion entre les amortisseurs permettant de se passer de barres antiroulis. J’adopte le mode Sport intermédiaire. La suspension digère toutes les imperfections, ne cogne jamais mais n’a rien d’un tapis volant. Le “peau à peau” permanent avec la route et la mécanique finit par avoir un effet anesthésiant que je mesure en troquant le baquet de la Senna pour celui de la GT2 RS. La plus extrême des Porsche semble alors si douce… Retour dans la McLaren. Le V8 tonne à chaque passage de rapport éclair. La musique n’est pas bonne, mais prend aux tripes. C’est l’essentiel, d’autant que le spectacle même, s’il était muet, serait terrifiant. Impossible de suivre le tachymètre dont les chiffres passent trop vite pour imprimer la rétine. Sauf qu’à la différence de la 720S, la Senna ne donne pas l’impression d’un trop-plein de puissance. Question de motricité, de grip latéral et de freinage.
Puisqu’il n’y a dans la Senna que du bien à se faire du mal, j’enchaîne une bonne dizaine de 1000 m départ arrêté en guise de perfusion ultime d’adrénaline non diluée. Launch control activé, le pied gauche sur le frein, le droit au plancher : les turbos montent en pression, la coque vibre, un voyant donne le feu vert, c’est parti pour 18”2 d’une liberté à couper le souffle, de 0 à 286 km/h. Des travaux ont sali la piste, d’où la dizaine de tentatives pour approcher des 2”8 annoncés. Rien à faire, on se contentera fort bien de 3”1, de reprises records et d’un temps identique à celui de la 720S au mille mètres. Passé 250 km/h, on a comme l’impression qu’un parachute se déploie progressivement dans notre dos. La vitesse pure, ce n’est pas son truc. Passer de 100 à 200 km/h en 4 secondes, ce n’est vraiment pas ce qui la rend exceptionnelle. C’est dire la folie pure de la bien nommée Senna, un mirage que l’histoire et l’équipe de Motorsport n’oublieront pas.