Elle ne semblait peut-être pas aussi sérieuse, mais la renaissance de Spyker était tout aussi audacieuse que celle de Bugatti. Certes, le constructeur néerlandais est resté en sommeil plus longtemps, mais il restait l’incarnation la plus prestigieuse de l’histoire automobile de son pays. Et n’oubliez pas que Bugatti a, à l’origine, été relancé après-guerre avec la mal aimée Type 101 assemblée à 8 exemplaires, bien avant l’époque de Romano Artioli. Ou que, si elles sont vénérées aujourd’hui, le résultat commercial de l’EB110 raconte une histoire bien différente. Les Hollandais ont eu à faire face à un challenge tout aussi monumental.
Les origines de Spyker
Un peu d’histoire : à l’origine, Spyker – l’orthographe néerlandaise, Spijker, a été abandonnée en 1903 – était aux Pays-Bas ce que Bentley était à l’Angleterre, l’évolution d’une carrosserie de voiture hippomobile créée par les frères forgerons Hendrik-Jan et Jacobus Spijker – l’un des carrosses Spijker est toujours utilisé par la famille royale hollandaise. Après avoir embrassé la fabrication d’automobiles, le constructeur s’est avéré être un grand pionnier, s’adonnant à l’aérodynamique, aux 6 cylindres en ligne et à la transmission intégrale. Dans une histoire qui ressemble à celle de Benz à cette époque, la 60HP de 1903 à moteur avant à 6 cylindres inaugurait toute une série de premières – des freins aux quatre roues et quatre roues motrices – alors que la 18HP a brillé lors du Pékin-Paris 1907. Le tournant est arrivé bien trop tôt, lorsque Hendrik-Jan est mort dans le naufrage du SS Berlin qui reliait Harwich à Hoek van Holland, en compagnie de 127 autres passagers, ce qui poussa Jacobus à quitter l’entreprise.
Si vous n’aimez pas le processus à trois étapes avec toutes ses références à l’aviation, alors vous n’allez pas aimer la Spyker
Ou peut-être pas si tôt… Car le départ des deux frères a révélé qu’ils étaient de meilleurs constructeurs qu’hommes d’affaires, précipitant les relances et les fusions avec des compagnies d’aviation bien avant que l’appétit vorace de la Grande Guerre pour les avions ne fasse exploser la demande, et donc aurait pu en faire autant avec la fortune de Spyker. Après la guerre, brandissant alors l’élégante devise Nulla Tenaci Invia Est Via (“Aucune route n’est infranchissable aux audacieux”) et un logo incorporant à la fois une roue de voiture et une hélice d’avion, d’autres modèles et d’autres records ont suivi, comme l’amélioration des 30 000 km parcourus par la Silver Ghost en un mois et la moyenne la plus élevée au Brooklands Double 12, à 120 km/h. Les ennuis financiers s’accroissaient également : dans les années 20, Spyker était moribond et son décès fut déclaré en 1929. On estime que le constructeur a assemblé au maximum 2 500 voitures depuis 1900, le dernier modèle, la C4 à moteur Maybach, étant le plus iconique.
Une résurrection difficile
Aussi incroyable soit-il, ressuscité à partir de rien au tournant du millénaire, l’itération moderne de Spyker a réussi à regrouper autant d’intrigues et de déboires financiers durant ses 20 ans d’existence. L’histoire fut relancée par l’homme d’affaires hollandais Victor Muller (et initialement Maarten de Bruijn qui a eu l’idée de racheter le nom dans les années 90), qui rachètera ensuite Saab et dirigera l’équipe de F1 Spyker (qui était précédemment Jordan et Midland et est devenue aujourd’hui Aston Martin Racing après avoir été Racing Point et Force India) et qui a fait le yoyo avec la banqueroute. Spyker existe toujours, du moins en théorie, après l’annulation d’une faillite en 2015, mais aucune voiture ne semble avoir été assemblée depuis.
Pour dire vrai, les ventes annuelles n’ont jamais atteint les trois chiffres. Le point culminant d’à peine moins de 100 exemplaires a été atteint en 2006, un an après que de Bruijn a quitté l’entreprise et le début des tours de passe-passe de Muller. Ces voitures sont plus intéressantes que la calamiteuse histoire de l’entreprise, c’est donc sur cet héritage automobile que nous allons nous concentrer.
Il a commencé avec la Silvestris V8 de de Bruijn – une espèce de Mini-Marcos ramassée à moteur central Audi qui a posé les bases des silhouettes de toutes les Spyker à venir et qui fut présentée au Festival of Speed de Goodwood en 1999. Quand Muller l’a vue, il a rejoint de Bruijn et les deux ont transformé la Silvestris en Spyker C8 juste à temps pour le salon de Birmingham 2000. La C8 formait la base de toutes les Spyker, que ce soit pour la voiture du Mans 2003 (la Double 12, la seule à moteur 4,0 litres et à la carrière peu mémorable) ou celles de route. D’autres variantes (propulsé par le V8 4,2 l Audi tout en aluminium, prélevé sur la RS4 B7) portaient des noms aussi exotiques que Laviolette, Aileron ou Predator, mais leurs soubassements restent essentiellement les mêmes. Le châssis-cadre en aluminium est habillé de panneaux également en aluminium (à l’exception de la Preliator à moteur Koenigsegg et panneaux carbone, même si celle-ci n’a jamais été vue rouler où que ce soit), avec des suspensions et des trains roulants dernier cri.
En fait, Spyker n’a jamais assemblé la plupart des modèles qu’il a présentés. Il y a eu la C12 mort-née à moteur W12 VW, aussi bien en version La Turbie et Zagato, et une myriade d’autres voitures telles que les B6 Venator (probablement une Artega GT), D8, D12, E8 et E12 qui ne se sont jamais matérialisées. Même les voitures que nous connaissons semblent avoir été plus populaires chez les développeurs de jeux vidéo que parmi les acheteurs.
Avec des chiffres de vente digne de Bristol (la production totale est peut-être de 350 voitures), toute Spyker est une rareté. Mais une C8 Laviolette édition commémorative LM85, comme celle que vous voyez ici, l’est encore plus.
La rare C8 Laviolette LM85
“Laviolette” signifie qu’elle est dotée d’un toit vitré en deux parties, il s’agit de la dernière incarnation de la première génération de C8 avant que l’entreprise ne commence à flirter avec les transmissions semi-automatiques, les suspensions réglées par Lotus et les bagages Vuitton.
La LM85 (LM pour Le Mans, suivi du numéro de course de la voiture) est la version de route de la GTR-2 de course de 2008–2010 et elle arbore en conséquence l’orange “Amandes brûlées” patriotique associé à des “S” en gris “Canon de fusil”. Elle était vendue avec une montre Chronoswiss 24 Hour Pilot à bracelet en croco orange (plus des aiguilles Chronoswiss coordonnées sur l’instrumentation, en option), des moquettes ignifugées logotypées et un week-end tout compris au Mans.
Une voiture assemblée en 2012 avec moins de 1 000 km au compteur et immatriculée seulement en 2016 est d’habitude plutôt suspicieuse, mais avoir d’abord été invendue puis inutilisée est loin d’être inhabituel pour une Spyker. Cet exemplaire est comme neuf et assez merveilleux – d’une façon pas très discrète, certes. Certaines voitures ont l’air plus vivantes que d’autres et celle-ci en fait partie. Depuis l’arrière à la belle symétrie, elle est d’une agressivité sensationnelle et semble plaquée sur la route. Deux sorties d’échappement jaillissent avec détermination d’une grille métallique, le tout se reflétant dans une large pièce chromée placée sous la plaque d’immatriculation.
Les proportions générales de la Spyker ne suivent pas le dogme de supercars modernes, si ce n’est les obligatoires portes en élytre. À part un rostre un peu trop long qui est surligné par la quasi-absence de porte-à-faux arrière, les voies et l’empattement forment presque un carré. Sauf qu’avec des voies arrière de 1 580 mm, soit 180 mm de plus qu’à l’avant, il faut faire attention dans les rues étroites. Ce qui abonde, en plus de l’impression de menace, ce sont les trous et les chromes, sans parler de la prise d’air de toit et de l’immense “halo” luisant qui se déploie depuis l’arrière du moteur jusqu’au-dessus du pare-brise. Et les influences : il y a un peu d’Elise et d’Exige par ci, un peu de Maserati 3200GT par là et même un peu de Veyron et un je-ne-sais-quoi de MG X-Power SV dans la prolifération des grilles et des prises d’air.
La Spyker a bien plus à offrir qu’un V8 Audi de 400 ch emprunté à la RS4 B7
Appuyez sur le bouton placé sur le rétroviseur pour ouvrir les lourdes portes en élytre et vous aurez droit au meilleur et au pire de Spyker. Elle est solide et lourde, témoignant du fait que c’est une bonne voiture bien assemblée, puis on aperçoit sur le montant les boutons pour ouvrir le capot ou le coffre, chacun orné d’une illustration d’une banale berline tri-corps. Un tue-l’amour complet. Sinon, l’habitacle est une révélation et il est à la fois aérien et spacieux. La planche de bord et le volant sont suffisamment éloignés, et le pédalier articulé au sol est le plus proche possible de celui d’une voiture de course. Le siège conducteur est incroyablement confortable et la position idéale.
L’expérience est cependant un peu too much – pas désagréable, c’est juste qu’elle en fait trop. Il y a ce levier de boîte scintillant sur son rail massif, une avalanche de métal bouchonné et de cuir orange surpiqué (même dans le coffre) et des étendues interminables d’Alcantara. Avec des logos partout (même sur l’extincteur) et une overdose de compteurs à fond ivoire et d’interrupteurs. C’est comme une discothèque du Benelux sur roues, ou ces types qui se pointent au Goodwood Revival habillés comme les Beatles version Sgt Pepper.
La procédure de démarrage est tout aussi grandiloquente. Si vous n’aimez pas le processus à trois étapes avec toutes ses références à l’aviation, alors vous n’allez tout simplement pas aimer la Spyker. D’abord, il faut ouvrir la boîte à gants flanquée d’une plaque signée par Victor Muller (la nôtre porte le n° 15 sur 24 exemplaires supposés, mais qui sait ?), écarter le manuel d’instructions couvert d’aluminium, insérer la clé et la tourner. Puis il faut fermer la boîte à gants pour cacher la clé de contact habituelle des Audi, puis soulever le couvercle rouge par-dessus l’interrupteur du démarreur qui vous donnera l’impression d’être Pete “Maverick” Mitchell et enfin, de pousser le bouton de celui-ci. Le secret n’est pas de chercher la moindre logique, mais juste de fredonner la musique de Top Gun et de se laisser prendre au jeu.
Sur la route
Sur la route, on réalise immédiatement qu’elle n’a ni les performances d’une hypercar ni l’esprit d’une supercar, mais que c’est plutôt une GT très rapide. Mis à part une visibilité affligeante (elle pourrait être correcte vers l’avant sans les autocollants de course de cette série limité qui couvrent le gros de la surface du pare-brise très incliné), elle est presque trop civilisée, l’habitacle accueillant et confortable ne faisant pas trop écho à l’extérieur extrêmement spectaculaire.
Ce V8 Audi de 400 ch dérivé de la compétition est une merveille schizophrène qui déborde de couple. On peut se traîner sur un filet de gaz en 6e à 30 km/h avec une docilité maximale ou pulvériser les limitations de vitesse en 2e avant même de s’approcher de la zone rouge théorique à 7 500 tr/min. Mais la Spyker a bien plus à offrir que ce moteur d’emprunt. Ce volant en Alcantara est non seulement agréable au toucher, il guide également une direction bien équilibrée et directe (au détriment d’un rayon de braquage de supercar), alors que ce levier de vitesse aveuglant s’avère être très amusant à manipuler à haute vitesse. Pour actionner la Getrag à 6 rapports, il n’offre qu’un débattement d’à peine trois centimètres au sommet du levier et d’un seul à sa base, donnant presque l’impression de pousser un levier de transmission séquentielle de rallye.
De même, l’embrayage est agréable à l’usage et il vous engage et vous implique réellement. L’accélérateur hyper réactif en fait autant et même la troisième pédale vous offre des sensations typées compétition similaires, avec seulement quelques centimètres de course pour actionner les étriers AP Racing à 6 pistons. Pas d’inquiétude, il reste quelques cm supplémentaires à écraser si vous montez dessus à la chicane d’Adélaïde.
Parce que c’est bien ce que vous aurez envie de faire avec cette voiture : partir sur la route vers Magny-Cours, voyager dans le plus grand confort, arriver détendu et vous jeter sur la piste. Elle offre peut-être le feeling d’une GT, mais se montre également neutre et dépourvue de roulis, de torsion ou de vicieux transferts de masses, si bien qu’elle pourrait très bien être à son aise sur circuit.
Certes, son rapport empattement/voies risque de la rendre ingérable aux limites, mais ce n’est pas non plus une Stratos et la conduire aux limites, c’est un peu comme essayer de garder ses jambes sous contrôle la première fois que l’on monte sur des patins à glace. Tout ce que nous pouvons dire après nous être dégourdi les jambes sur quelques routes secondaires grasses, sans aides électroniques, c’est que le différentiel à glissement limité Drexler est plus que suffisant pour maintenir la Spyker et que l’on peut vraiment envoyer une puissance pas si insignifiante sans effets de couple ni de mouvements de l’arrière – à moins de le vouloir…
Ce qui m’impressionne cependant le plus ce sont ses montants de pare-brise. Ils sont épais, comme il se doit sur une voiture moderne, mais ils sont bien plus profonds que large. Cela veut dire qu’ils peuvent atteindre par endroits 25 à 30 cm, sans jamais avoir l’air de dépasser les 5 cm depuis le siège du conducteur et la visibilité dans les virages ne s’en trouve donc pas altérée. Révolutionnaire !
En conclusion
La LM85, solide, simple et plutôt légère, donne l’impression de se trouver quelque part entre une Exige et une F430, mais au fur et à mesure des nouvelles renaissances, la Spyker ressemble-t-elle vraiment à une Bugatti ou plutôt à l’avortée Invicta ? Ou, en termes d’ambition et d’optimisme débridé, à une Tucker ou une Ikenga ?
En fait, elle ne ressemble à aucune de ces voitures. Malgré le besoin inhérent de comparer Spyker à d’autres constructeurs, tracer les courbes ascendantes et descendantes de leurs trajectoires est vain. Au moins, Spyker était hautement individuel, une petite folie extravagante à la hollandaise pour laquelle nous devrions être reconnaissants. Il est facile de la regarder de haut, mais la Spyker devrait être considérée pour ce qu’elle est et pas pour ce qu’elle n’est pas. Et elle est à la fois différente et éblouissante. Il y a plus d’une trentaine de logos et d’inscriptions “Spyker” sur cette voiture, mais elle n’est pas un pastiche. Ces types étaient fiers de leur héritage, de leur travail et de leurs voitures, et il y avait de quoi.
Après un moment, j’ai simplement cessé de me demander si elle était superbe ou de mauvais goût. Surtout, cette question n’avait plus d’importance. Mettez de côté votre snobisme et, comme je l’ai moi-même fait, vous allez adorer la Spyker.
Fiche technique
Spyker C8 Laviolette LM85 2012
Moteur V8 4 172 cm3, 2×2 ACT, 40 soupapes, injection et gestion électroniques
Puissance 400 ch à 6 500 tr/min
Couple 480 Nm à 3 500 tr/min
Transmission Manuelle à 6 rapports Getrag transaxle, propulsion Direction Crémaillère à assistance électrique
Suspensions Av et Ar : double triangulation, ressorts hélicoïdaux, amortisseurs télescopiques Koni inboard, barres antiroulis
Freins Disques ventilés assistés, ABS
Poids 1 275 kg
Vitesse maxi 300 km/h
0 à 100 km/h 4”5
Prix > 300 000 euros (24 exemplaires censément produits)