Rencontre avec le vrai Godzilla
Il y a quelque chose d’un peu absurde à donner un surnom à une voiture, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que “Godzilla” capture parfaitement l’essence de la Nissan Skyline R32. Ce nom est apparu dans le magazine australien Wheels à l’époque où la version de Groupe A de la sportive japonaise détruisait tout sur son passage et enchaînait les victoires.
Trente ans après le lancement de la R32, nous nous retrouvons sur le circuit d’Anglesey avec une Skyline GT-R Groupe A de 1992 couleur vert vif. C’est une voiture importante et pas seulement parce que c’est l’une des seules GT-R assemblées par Nismo à avoir atterri en Europe. Au Japon, celles-ci sont vénérées et si des répliques existent, cet exemplaire sponsorisé par Nikko Kyoseki portant le n° 55 était l’une des vedettes de la saison 1993 du Championnat du Japon de voitures de tourisme (JTTC).
Une fois par génération, une voiture réécrit les règles, comme l’avait fait l’Audi Quattro en rallyes. Pourtant, l’idée d’utiliser une transmission à quatre roues motrices sur circuit avait été éliminée par la plupart des constructeurs à cause du poids et de la complexité supplémentaires, et de la tendance au sous-virage qu’elle générait. La GT-R était différente, c’était une machine à transmission intégrale qui allait écraser toutes ses concurrentes.
La GT-R et sa transmission intégrale allaient écraser toutes les concurrentes
Si elle était équipée d’un puissant 6 cylindres en ligne 2 569 cm3 (prosaïquement appelé RB26DETT), son véritable atout était sa transmission intégrale ATTESA E-TS (Advanced Total Traction Engineering System for All-Terrain) qui permettait de maîtriser ses 300 ch en version de route et entre 550 et 650 ch en version course. Notre voiture dispose de 550 ch, ce qui est beaucoup avec une transmission qui peut basculer à stricte propulsion lorsqu’il est inutile d’avoir de la motricité à l’avant. Ceci permet d’éliminer le sous-virage en courbes et les frottements à plus grande vitesse. La direction a également son acronyme : Super HICAS (High Capacity Active Steering) et elle agit sur les quatre roues.
Personne n’a vu venir les Skyline Groupe A en 1990. En Europe, les voitures d’usine sponsorisées par Zexel ont remporté les 24 H de Spa 1991, après avoir glané des victoires de catégorie l’année précédente à Spa et au Nürburgring. Les plus populaires en Europe étaient les Groupe N, plus proches des spécifications des voitures de route. Andy Middlehurst, qui importait les Skyline en Grande-Bretagne, a remporté avec sa R32 Gr. N les séries National Saloon Car en 1995 et 1996.
La Kyoseki n°55

C’est en Australie que Godzilla a reçu son surnom. Gibson Motorsport a remporté le Championnat d’Australie de voitures de tourisme 1990 sur une GT-R et a réitéré en 1991, malgré les importants lests destinés à ralentir sa voiture. Les GT-R ont également remporté Bathurst 1 000 en 1991 et en 1992 et la voiture du Winfield Racing a encore une fois remporté le Championnat, même avec des restrictions de suralimentation et le lest maximal de 1 400 kg. Résultat, le Gr. A fut abandonné en Australie dès l’année suivante.
Sur ses propres terres, les premières R32 Gr. A ont participé au All Japan Touring Car Championship 1990 et, jusqu’à ce que la série abandonne le Gr. A fin 1993, les GT-R ont remporté l’ensemble des 29 courses. Inscrite en 1992 lors de deux manches aux mains d’Anders Olofsson et de Takayuki Kinoshita, la “Kyoseki” n° 55 engagée par Nismo a montré un certain potentiel. En 1993, Toshio Suzuki et Akira Iida en ont partagé le volant et ont terminé seconds au championnat derrière la voiture bleue “Impul Calsonic”. Après la saison 1993, la “Kyoseki” fut partiellement démontée pour être adaptée aux nouvelles règles du JGTC pour l’équipe Kakimoto, mais a finalement été remisée durant vingt ans.
Le propriétaire suivant l’a rafraîchie mécaniquement et esthétiquement, puis l’a transmise à son propriétaire actuel. Lorsque “55” est arrivée du Japon, ce dernier ne savait pas trop à quoi s’attendre. Elle fut immédiatement confiée au spécialiste Rod Bell, de RB Motorsport, qui a réalisé à quel point cette voiture était en état d’origine.
Alors que je me dirige vers les stands, le vert presque fluorescent qui l’irradie est difficile à manquer. Elle se cache, menaçante, posée sur ses immenses jantes en magnésium de 10 pouces de large à l’incroyable carrossage à l’avant. Rod Bell nous fait faire le tour du propriétaire : « La peinture est raisonnablement fraîche, mais le reste ne semble pas avoir été touché. Nous ne l’avons pas nettoyée à fond et elle est à peu près dans l’état qui était le sien fin 1993. Il y a toujours un porte-bonheur japonais dans la boîte à gants ».
Si nous sommes sur le circuit d’Anglesey c’est parce qu’il reste encore un peu de travail à effectuer avant de l’engager dans l’Historic Touring Car Championship. Malgré un shakedown effectué à la Gold Cup d’Oulton Park, la voiture a besoin de mise au point pour affiner ses réglages en condition humide et sèche. Les conseils de quelqu’un qui a une expérience du pilotage des GT-R sur circuit sont nécessaires…
Le baquet est encore taché par la sueur et l’urine de ses pilotes de l’époque, alors je le garde
Heureusement, Rod est un très bon ami d’Andy Middlehurst : il était responsable de la préparation de la GT-R R32 avec laquelle ce dernier a remporté les titres 1995 et 1996. Le propriétaire explique : « À la base, nous sommes là pour comprendre ce dont la voiture est capable. Une heure avec Andy, qui a piloté des GT-R pendant des années, nous économisera des heures à essayer de la régler. Nous n’avons aucun point de référence car je n’en ai jamais conduit. Il n’y a probablement personne en Europe avec la même expérience en compétition que ces deux-là ».
C’est à ce moment qu’arrive Andy. En plus de courir dessus, il était responsable de l’importation des Skyline R32 et R33 en Grande-Bretagne, avant que la R34 ne soit officiellement proposée en nombre limité, et il continue de proposer et d’entretenir les GT-R R35 actuelles (qui ne s’appellent plus Skyline).
Premier roulage

Le temps est humide et la décision est prise de chausser des pneus pluie. Après 10 minutes de vérifications et de mise en température de la voiture, perchée sur ses crics pneumatiques, Andy s’élance. Quel son ! Celui-ci n’est pas mélodieux, mais ce 6-en-ligne biturbo – même s’il est accouplé à un silencieux – émet un sacré vacarme ! La voiture semble imperturbable dans les courbes rapides et Andy est rapidement en condition pour la pousser plus fort.
À son retour, il pose quelques questions à Rod concernant les réglages et suggère quelques ajustements de la barre antiroulis. « On oublie à quel point cette voiture est facile à conduire et combien elle pardonne. Elle a du mordant, mais les turbos sont progressifs et les freins sont bons et endurants. Elle est assez coupleuse et semble manquer un peu de souffle tout en haut des tours ; je ne pense pas qu’elle ait les gros arbres à cames. À environ 7 000 tr/min, elle a tout donné. » J’imagine que tout est relatif.
Andy et Rod se remémorent le temps passé à courir en GT-R Gr. N et les histoires des diverses brides d’admissions et des lests imposés suite aux 16 victoires au général qu’ils ont glanées outre-Manche, avant que la R32 ne soit bannie par le changement de réglementation. Puis la discussion devient technique…
Comprendre comment le révolutionnaire système de traction intégrale fonctionne est une chose, mais traduire cela en allant vite sur la piste en est une autre. Je demande à Andy de me l’expliquer. « Le train avant peut offrir entre zéro et 50 % de la motricité disponible, ce taux est contrôlé par un accéléromètre et un capteur d’angle de direction. Plus vous prenez de g en ligne droite, plus la puissance est envoyée sur le train avant pour augmenter la motricité. Il y a aussi un capteur de vitesse de rotation des roues arrière ; si celui-ci sent du patinage, encore plus de puissance est envoyée à l’avant. Si vous faites un départ arrêté, le couple transmis aux roues avant va se réduire alors que la vitesse augmente et que les g décroissent. Ce n’est qu’un début. L’angle du volant indique au système si vous êtes en courbe et il commence alors à réduire le sous-virage en envoyant plus de puissance à l’arrière. Il y a une façon très spéciale de la conduire pour en tirer le meilleur, en utilisant le lien direct qui existe entre l’angle de l’accélérateur et celui du volant. Si vous tournez trop, la voiture va pousser en avant ; trop de gaz, elle va sous-virer. L’astuce est d’appliquer de faibles angles de direction pour tirer le meilleur des quatre roues motrices. Une fois que l’on a compris cela, elle est très facile à piloter. »
Voilà pour le mythe qui dit que piloter une GT-R, c’est du gâteau. Rod indique que « la voiture de route est très facile à conduire, mais quand on essaye d’extraire les derniers 5 % de performances sur circuit, c’est une tout autre histoire ! »
Alors que la piste sèche, Rod change les pneus et les réglages, avec une barre antiroulis avant beaucoup plus rigide, puis Andy reprend le volant. Une fois les gommes à température, les temps au tour se réduisent, mais cela ne me paraît pas forcément facile. Puis, c’est mon tour…
À mon tour
Le baquet Recaro d’origine est un peu étroit mais, comme l’indique le propriétaire : « Il est encore taché par la sueur et l’urine des pilotes japonais d’époque, alors je le garde». Une fois harnaché et après un rapide briefing de la part de Rod (simplement, ne pas monter à plus de 7 500 tr/min), je m’élance.
Ce qui, de l’extérieur, semblait être un gémissement sauvage se révèle dans l’habitacle être une sonorité beaucoup plus brute et frénétique, dominée par le sifflement obsédant des turbos. Ceux-ci s’éveillent vers 4 000 tr/min et poussent sans fléchir jusqu’à 7 000 tr/min – et je suis loin de mettre plein gaz.
À basse vitesse, la direction est lourde mais ultra rapide et absolument débordante d’informations. Je sens une partie du couple abreuver les roues avant, sans que cela n’interfère avec la direction. Ce n’est pas une voiture physique à conduire, je dirais presque qu’elle est civilisée, mais l’important carrossage négatif et la crémaillère directe et assistée la rendent hypersensible – elle change de direction avec tant de hargne que la moindre impulsion demande une grande précision.
Les pneus sont rapidement assez chauds pour accélérer le rythme avec confiance dans les sections à grande vitesse. Dieu du ciel, qu’est-ce qu’il y a comme adhérence ! Et de la rigidité aussi : plus vous chargez la voiture, plus elle se montre déséquilibrée sur les bosses en courbes et il faut constamment rester sur le qui-vive.
La transmission de cette voiture est relativement longue, mais le moteur débordant de vie préparé par RB n’a aucun problème à avaler les rapports. L’épingle à la fin de la longue ligne droite d’Anglesey arrive terriblement vite, mais les freins sont incroyables. La puissance des immenses étriers avant à six pistons est considérable, mais l’excellente sensation de la pédale permet de repousser le freinage de plus en plus loin dans le virage. La façon dont on peut reprendre les gaz tôt est encore plus impressionnante.
Alors que je me mets dans le rythme, ce qui me frappe c’est à quel point la Skyline est abordable. Certes, je ne fais qu’effleurer ce dont elle est vraiment capable, mais il ne faut pas longtemps pour apprendre à faire confiance en son châssis. C’est une voiture aux capacités immenses et, à mesure qu’on en prend ses marques, on commence à comprendre pourquoi elle a terrassé la concurrence.
La puissance de la GT-R est addictive, mais c’est la façon unique dont elle se catapulte hors des virages qui vous retourne le cerveau. Ça m’encourage à la pousser plus fort et en à peine quelques tours, je commence à goûter à l’essence même de la GT-R – même s’il est bientôt temps de rentrer aux stands avant que je ne m’aventure trop près de ses limites terriblement élevées.
Je comprends mieux maintenant ce que ça devait faire de courir à son volant durant les heures de gloires du Groupe A. La GT-R R32 n’a pas seulement repoussé les limites, elle les a éradiquées. Pour ceux qui ont idéalisé ce monstre en grandissant, l’idée de le voir courir à Donington, Silverstone et Spa dans une série historique est incroyable. Godzilla est prêt à frapper de nouveau.
Fiche technique
Nissan Skyline R32 GT-R Gr. A 1992
Moteur 6-en-ligne biturbo 2 658 cm3, 2×2 ACT, 32 soupapes, injection et gestion électronique
Puissance 550 ch à 7 600 tr/min
Couple 667 Nm à 6 000 tr/min
Transmission Manuelle à 5 rapports, intégrale avec répartition du couple active
Direction Crémaillère à assistance hydraulique, roues arrière directrices
Suspension Multibras, ressorts hélicoïdaux, amortisseurs réglables à 4 positions, barre antiroulis
Freins Disques de course AP avec étriers 6 pistons (Av)
Poids 1 260 kg
Vitesse maxi env. 300 km/h
0 à 100 km/h env. 3”0
Essai paru dans Octane n° 49, un numéro que vous pouvez retrouver sur ngpresse.fr