MARCELLO GANDINI APPROUVE-T-IL LA LAMBORGHINI SIÁN ? Je ne peux pas ne pas me poser cette question en approchant pour la première fois de cette auto au style absolument extraordinaire. D’autant que je ne la découvre pas sur un stand baigné de lumière artificielle d’un salon automobile mais à la sortie d’une remorque fermée sur un parking quasiment désert à proximité du cap Béveziers. Il est 6 heures du matin et pour l’instant, mes questionnements n’intéressent personne dans cette partie du monde. Je suis avec quelques gars de Lamborghini venus avec la voiture et le photographe Aston Parrott, toujours aussi bouillonnant. Il est vrai que la lumière va devenir magique d’un instant à l’autre et qu’il faut se mettre au boulot. Baignée de ces ondes chaudes du matin, la teinte Verde Gea de la Sián commence déjà à irradier. Mais je m’attarde quand même. Je veux profiter totalement de ce moment car en chair et en os sous la lumière naturelle, la Lamborghini Sián est une véritable attraction.
Son style s’inspire des travaux de Gandini qui fut comme vous le savez à l’origine des modèles les plus emblématiques de la firme au taureau, comme la Countach ou la Diablo. Ces dernières faisaient se dévisser les têtes dans la rue et s’il y avait du monde dehors à cette heure matinale, nul doute que ce serait le cas avec cette Sián.
En plus d’être massive, belle et effrayante à la fois, lorsque son V12 démarre, le temps se fige. Je ne rigole pas car c’est à ce moment précis que ma bouche est devenue sèche et que mon cuir chevelu a été parcouru d’un puissant frisson. Oui, on peut appeler ça un vertige, un malaise vagal ou un shot émotionnel et je viens d’en être victime, là, sur un parking désert au bord d’une route que j’emprunte depuis plus de 30 ans.
Mais la réalité revient subitement à la charge lorsque Aston Parrott hausse le ton pour me signifier que si je ne me bouge pas, nous allons rater le moment qui nous a poussés à nous lever si tôt ce matin. Plutôt que de me laisser choir, je prends soin de mon coccyx en posant délicatement mon arrière-train dans le baquet carbone recouvert de cuir tout en essayant de ne pas perdre une oreille dans l’exercice. Une fois dedans, j’effleure l’accélérateur à longue course pour manoeuvrer l’auto et la positionner tel que le désire le photographe. J’essaie de faire le moins de bruit possible, histoire que les voisins ne nous jettent pas leurs oeufs brouillés à la figure pour les avoir sortis du lit si tôt. Mais ne pas faire de bruit et ne pas attirer l’attention dans une auto de 3 millions d’euros hors taxes dont le V12 6,5 litres est tout sauf discret lorsqu’il démarre à froid n’est pas chose aisée. Les fenêtres des maisons restent malgré tout éteintes et 25 minutes plus tard, nous voilà avec un joli portfolio d’images au soleil levant et un photographe souriant pour le reste de la journée.
Une base d’Aventador SVJ … hybridée
Vous le savez sans doute, la Sián repose sur une base d’Aventador Super Veloce Jota ou SVJ pour faire court. Même châssis, même suspension, même système de roues arrière directrices, mêmes freins carbone-céramique, mêmes Pirelli extra-larges de 20 et 21 pouces de diamètre et quasiment le même intérieur à quelques éléments de design près, cherchant à faire de la Sián une auto aussi exclusive que possible sans que les ingénieurs aient à dépenser de l’argent pour retoucher la structure. Même le V12 6,5 litres sera familier à ceux qui connaissent celui de la SVJ et qui savent ce qui le différencie de celui des autres Aventador, comme ses frictions internes réduites et des soupapes d’admission en titane. En revanche, la puissance grimpe encore d’un cran et passe de 770 ch à 785 ch à 8 500 tr/mn.
Massive, belle et effrayante à la fois, elle en impose salement
Mais une évolution majeure les différencie vraiment : la Sián est aussi équipée d’un système d’hybridation légère qui prend la forme d’une cellule de supercondensateurs et d’un petit moteur électrique 48v intégré à la boîte de vitesses pilotée à 7 rapports par ailleurs inchangée. Il permet de réduire les chutes de couple entre chaque rapport et se recharge grâce à une récupération d’énergie au freinage mais ajoute également 34 ch à la puissance du V12 qui grimpe donc à 819 ch à envoyer aux quatre roues.
Grâce à l’usage intensif et parfois peut-être abusif de la fibre de carbone, le poids à sec se maintient autour des 1 600 kg, dont 34 sont à mettre sur le dos du système hybride. Étant donné que le système ajoute 34 ch et 34 kg, le rapport poids/puissance n’évolue quasiment pas par rapport à une Aventador SVJ. Le 0 à 100 km/h est maintenant annoncé « sous 2’’8 » au lieu de « 2’’8 » tout court pour la SVJ, et la V-Max reste donnée pour « plus de 350 km/h ». Toutefois, Lamborghini avance que la Sián est 10 % plus rapide qu’une SVJ… en troisième de 30 à 60 km/h, et 20 % plus rapide de 70 à 120 km/h (soit 1’’2 de mieux) alors qu’elle dispose du même niveau de couple de 720 Nm à 6 750 tr/mn. Bref, cela signifie que l’on ne ressentira une différence qu’à mi-régime… même si personne ne se plaignait du manque de patate de la SVJ à bas et moyen régime jusqu’ici. Il n’y a pas ici de révolution verte à mettre en avant, c’est juste un premier pas vers l’hybridation dont le but premier est de faire durer encore quelques années la “vieille mémère” avant que la prochaine grosse Lamborghini plus acceptable aux yeux de Greta Thunberg ne sorte.
Proposition marketing cynique ? Pas seulement …
La Sián, ou Sián FKP 37 pour être complet, pourrait donc être accusée d’être une proposition intelligente mais un brin cynique de Lamborghini étant donné sa similitude avec une Aventador SVJ et son prix exorbitant. Mais on peut aussi penser qu’un constructeur a besoin de faire entrer du cash pour développer les technologies de demain et que, par conséquent, si la firme de Sant’Agata pense pouvoir vendre 63 exemplaires facturés de base 3 millions d’euros HT, alors ce sera un bon coup pour elle. Et pour être clair, ça l’a été puisque les 63 exemplaires ont été vendus seulement quelques secondes après la mise en vente de l’auto en 2019 ! L’appellation Sián provient d’un mot italien désignant un éclair de lumière que l’on n’aperçoit que dans le nord du pays (apparemment, ils ont le droit dans cette partie du monde à des événements naturels spécifiques). Le nombre 63 sur la poupe rappelle l’année de création de Lamborghini tandis que FKP 37 est un hommage à Ferdinand Karl Piëch, né en 1937 et patron de Volkswagen lorsque le groupe racheta la firme italienne. Tout ça fait un peu tiré par les cheveux mais bon…
Et puis vous découvrez de vos propres yeux et entendez de vos propres oreilles l’engin qui mijote dans un parking en bord de mer au lever du jour, ses ventilateurs soufflant déjà fort pour maintenir le coeur à la bonne température. Ils sont aidés par un quatuor d’évents hexagonaux perçant l’arrière de la carrosserie et qui s’ouvrent lorsque la chaleur dans la baie moteur devient excessive. À cet instant, le cynisme se transforme rapidement en un regard émerveillé d’adolescent. Ne serait-il pas temps de partir essayer cette auto ? Oui, il est également temps de parfaire sa technique d’entrée à bord pour ne pas ressembler à un homme découvrant une tarentule dans une cabine téléphonique. Mais c’est compliqué. Et pour tout dire impossible. Tout ce que vous pouvez faire, c’est essayer de dégringoler dans l’habitacle aussi gracieusement que possible en espérant que rien ne restera accroché dehors pendant la descente !
Au volant
Tout s’est bien passé et une fois à bord, le siège se montre ferme et enveloppant avec un gros soutien lombaire. Le volant se règle avec pas mal de latitude tandis que les deux pédales sont parfaitement alignées avec vos yeux et votre torse, ce qui n’a pas toujours été le cas dans les Lamborghini. La visibilité arrière est quasi nulle tandis que le volant à gauche dans ce pays où l’on roule aussi à gauche rend la sortie (à gauche) du parking particulièrement compliquée puisque tout ce qui se passe sur votre droite est quasiment invisible. L’angle mort est géant. Vous jetez un oeil au rétroviseur de droite. Regardez encore. Puis une troisième fois, vous retenez alors votre respiration avant de vous engager, le sphincter contracté pour ne rien laisser échapper sur le fin revêtement de cuir qui habille le baquet carbone.
La poussée sur les premiers rapports est suffocante au point de devenir physiquement insupportable
Une fois en mouvement, la première chose que l’on note c’est sa fermeté. C’est raide mais pas insupportable. On remarque même un joli degré d’amortissement que l’on n’attend pas d’une telle auto sur une route telle que celle-ci. Sur ce mode standard, la réponse de l’accélérateur n’est guère satisfaisante tandis que la boîte se montre étonnamment violente. Les transmissions l’ont toujours été dans les Aventador notamment en mode Strada et Auto et comme cette boîte manuelle pilotée ISR à simple embrayage est identique sur la Sián, ça ne change pas. On passe donc instinctivement sur le mode Sport pour que la réponse moteur devienne plus naturelle et plus douce. L’amortissement s’affermit encore, mais cela reste toujours supportable tandis que la précision et le ressenti de la direction semblent inchangés. Certes, on l’aimerait un peu plus communicative mais on est quand même correctement informé de ce qu’il se passe sous les roues avant. Les passages de rapports s’aiguisent en mode Sport sans pour autant que le fonctionnement de la boîte ne devienne totalement satisfaisant. Par rapport à une double embrayage, on peut regretter son manque de clarté et de rapidité.
D’un autre côté, la sonorité de l’échappement et le déferlement de couple deviennent plus nets mais également moins violents lorsqu’on sélectionne Sport, ce, avant même d’avoir essoré l’accélérateur ou d’avoir basculé la boîte en mode Manuel, ce qui se révèle être un passage obligé pour vous sentir en osmose avec cette voiture. Si vous la laissez en mode Automatique, la boîte semble vivre sa propre vie, une vie qui n’est pas particulièrement en accord avec celle d’un être humain (relativement) normal.
Je sélectionne donc Corsa et presse le bouton marqué M à la droite du sélecteur de vitesse. J’écrase ensuite l’accélérateur de mon pied droit en seconde, plus troisième et enfin, en quatrième. Ce n’est qu’à partir de là que la Sián explose et semble valoir la somme astronomique qu’elle a coûté. Enfin, presque…
La sonorité qui émerge des échappements et qui emplit l’habitacle alors que le V12 hurle de façon démoniaque de 5 000 tr/mn jusqu’au rupteur à 8 500 tr/mn est quelque chose que vous n’oublierez jamais. Indépendamment de tout le reste, c’est surtout extrêmement bruyant. Et cela devient encore plus fort lorsque vous passez la troisième, puis la quatrième et que le moteur grimpe plus lentement en régime vous offrant plus de temps encore pour apprécier la complexité (et le volume) des sons qu’il émet.
L’accélération sur les premiers rapports (les 4 premiers au-dessus des 3 000 tr/mn) est totalement absurde, voire physiquement inconfortable lorsque vous testez cela sur une route publique. Cela en fait une chose assez merveilleuse et effrayante à la fois qu’il faut savoir ne pas déchaîner la plupart du temps. Un peu comme une dissuasion nucléaire, j’imagine. Le moteur électrique semble réduire la chute de régime entre les rapports et lisser la montée là où les Aventador vous mettent un coup derrière la nuque. En mode Corsa ou en Manuel, la boîte fonctionne parfaitement. Mais c’est ce que ces modes produisent sur le châssis et la direction qui vous laisse la plus grosse impression. Il est d’ailleurs étourdissant de voir à quel point la Sián peut être positivement transformée en pressant seulement deux boutons. Tout à coup, vous avez la sensation d’être au volant d’une auto de course.
Cela en fait une chose assez merveilleuse et effrayante à la fois qu’il faut savoir ne pas déchaîner la plupart du temps.
Après tout, si vous deviez conduire une auto telle que la Sián, serez-vous plus intéressé par : a) sa capacité à offrir du confort de roulage, ou b) sa capacité à faire battre votre coeur au point de le faire exploser ? La réponse est évidente mais cette Lamborghini est capable malgré tout de satisfaire aux deux exigences si vous sélectionnez le bon mode. N’allez pas croire que, parce qu’elle cache sous sa robe singulière une grosse et vieille Lambo, qu’elle ne freine pas correctement ou qu’elle ne sait pas tourner dès que vous la poussez dans ses retranchements. En mode Corsa, la Sián est rigide, oui, mais elle également d’une précision millimétrique dans ses réponses et offre une motricité exceptionnelle sur le sec. Certes, elle est imposante mais pas du tout gauche dans son comportement tandis que son freinage carbone-céramique assure des ralentissements puissants. Une fois que vous aurez expérimenté tout cela, la confiance grimpe en flèche et vous vous retrouvez à forcer le rythme plus que de raison sur cette route pourtant exigeante du cap Béveziers.