Le break de chasse, une anomalie
Il y a quelque chose de résolument unique et exceptionnel avec les breaks de chasse. Le fait de muer un coupé en break sportif rajoute à l’élégance innée de la carrosserie initiale un brin d’utilitarisme qui confère au sublime, eu égard à sa futilité : offrir l’espace pour transporter quelques fusils et chiens de chasse (à l’origine, d’où l’appellation), une paire de sacs de golf, voire tout simplement les bagages nécessaires à l’escapade induite par la notion de grand tourisme.
Pour mes clients, le plus important, ce n’est pas de produit final mais le temps passé ensemble à le dessiner
Toucher de si près à l’idéal automobile devrait logiquement titiller l’esprit de tout constructeur, mais force est de constater que le break de chasse est tout au mieux une anomalie, apparaissant avec autant de parcimonie dans les catalogues que le 29 février dans un calendrier. Ferrari a eu l’audace de ne proposer sa dernière quatre places que sous cette forme : ce sont les FF et GTC4 Lusso. BMW avait décliné sa Z3 sous cette forme et, en remontant plus loin dans le temps, il faut citer la Volvo P1800 ES et la Reliant Scimitar GTE qui a inauguré la formule en série. Et la Porsche Panamera Sport Turismo me direz-vous ? Allons, allons, une voiture à cinq portes ne peut décemment pas se targuer de l’appellation, pas plus qu’un coupé ne peut disposer de quatre portes (ceux qui vous disent le contraire font beaucoup d’efforts pour faire passer des vessies pour des lanternes).
À ces quelques exceptions près, le break de chasse a toujours été l’apanage d’un cercle restreint d’automobilistes privilégiés, capables de s’octroyer le droit de rouler dans des modèles réalisés en toute petite série par quelques carrossiers. À leur évocation, on pense naturellement aux Aston Martin DB5 Shooting Brake (et non pas « break », nuance), réalisés par Radford (12 exemplaires, plus six DB6), ou aux Lynx Evanter, sur base de Jaguar XJ-S, livrés à 67 heureux clients.
Niels van Roij Design
Parmi les néo-carrossiers apparus ces dernières années, le Hollandais Niels van Roij s’est fait une spécialité d’assembler des breaks à l’unité pour d’exigeants commanditaires. Le dernier en date est une Ferrari 550 Maranello modifiée pour évoquer la 250 GT Breadvan : la Breadvan Hommage. Transformer l’une des meilleures Ferrari de l’ère moderne en break de chasse ? Voilà qui ne pouvait qu’aiguiser notre curiosité.
Sa société, Niels van Roij Design, s’est fait connaître en réalisant une Tesla Model S à carrosserie de break, suivie par une version break de chasse de la Rolls-Royce Wraith, appelée Silver Spectre Shooting Break, et l’Adventum Coupé, une superbe version à deux portes du Range Rover. Diplômé du Royal College of Art, Niels ne s’imaginait pas devenir carrossier : il a débuté sa carrière de designer en travaillant pour différents constructeurs, notamment sur le projet du Futur London Taxi et la définition du nouveau style Volvo, mais cela ne lui a pas apporté la satisfaction attendue.
« C’était très intéressant, mais pendant huit ans j’ai travaillé sur des projets confidentiels, nous explique-t-il, sans jamais avoir rien pu en montrer, donc pour le monde extérieur, c’est comme si je n’avais rien fait. J’ai donc réfléchi à d’autres opportunités, je voulais être indépendant, avoir le choix de pouvoir refuser des projets, travailler avec des gens en qui je faisais confiance… Devenir carrossier m’est apparu comme une solution intéressante, d’autant plus qu’avoir une connexion directe avec le client est quelque chose que j’apprécie énormément. »
Niels compare le métier de carrossier à celui de tailleur et nous surprend en nous expliquant qu’il se fait réaliser un costume sur-mesure pour chaque nouveau projet qu’il réalise. « Quand je livre une voiture à son client, je n’ai plus rien à montrer, mais il me reste le costume qui personnifie ma façon de travailler. » Ainsi, celui qu’il porte aujourd’hui reçoit de subtiles touches d’Alcantara bleu, identiques à la matière qui recouvre les sièges de la Breadvan Hommage, alors que le dos de son gilet est réalisé dans une pièce de tissu du même rouge que la carrosserie. « Telle un costume sur-mesure, une voiture de carrossier est créée en fonction des besoins d’un client unique. Dessiner une voiture de carrossier, c’est faire un travail très discret. Comparé à certains préparateurs dont les voitures sont avant tout démonstratives., nous sommes à l’opposé du spectre. Mes clients n’ont pas besoin de montrer aux autres qu’ils ont réussi, ils sont au-delà de ces considérations. Ils font une voiture pour eux-mêmes, pas pour les autres. Mon but est de raffiner les modèles des constructeurs, de façon à ce que l’on ne se dise pas qu’ils ont été modifiés : la transition avec la voiture de base doit être invisible. »
Il nous explique l’intérêt actuel pour ces carrosseries réalisées sur mesure par la tendance pour les objets personnalisés. « Nous voulons avoir une relation plus profonde avec les objets. Pour la plupart de mes clients, ce n’est pas tant le produit final qui est important mais le temps passé ensemble à co-dessiner la voiture, un temps qui dure entre un an et demi et deux ans et demi. Même pour les constructeurs les plus prestigieux, une pareille intimité avec un client est très difficile à obtenir. »
L’hommage à la 250 GT Breadvan
Dans le cas où la 250 GT Breadvan ne vous serait pas familière, résumons en quelques mots son histoire : fâché avec le Comte Volpi qui dirigeait la Scuderia Serenissima, Enzo Ferrari a annulé la commande que celui-ci avait passée de deux 250 GTO. Il le poussa ainsi à développer une 250 GT à la mécanique améliorée, dont la carrosserie spéciale signée Drogo devait lui donner un avantage aérodynamique sur les GTO. Elle doit à sa « queue de Kamm » tronquée le surnom de « Breadvan » (le fourgon à pain) et, toujours active sur les événements et courses historiques, elle reste aujourd’hui l’une des Ferrari de course les plus célèbres.
Le souhait du client de Niels van Roij était de réaliser une interprétation moderne de cette voiture : comme la Breadvan d’origine, celle-ci devait être basée sur une Ferrari de route dont la carrosserie serait par la suite modifiée.
Mais laquelle choisir ? « Mes clients viennent souvent avec une idée et je les aide à la réaliser. Le choix de la voiture de base fait partie de cette démarche, c’est souvent une discussion quasi philosophique. Pour être au plus proche de l’esprit de la 250 GT, il nous fallait un modèle motorisé par un V12 placé à l’avant et équipé d’une transmission manuelle. Il y a beaucoup de très belles Ferrari modernes à moteur V12 avant, mais comment cette lignée a-t-elle commencé ? Après des années de voitures à moteur central, la 550 Maranello était la première voiture à reprendre cette recette. C’est la châssis court de l’ère moderne. »
La Breadvan de 1962 n’était pas une Ferrari, c’était même une insulte automobile à Enzo Ferrari !
Il ne vous aura pas échappé que la Breadvan Hommage ne porte aucun marquage permettant de l’identifier comme une Ferrari. Il y a des raisons juridiques derrière cela, mais Niels évoque une autre raison, plus amusante : « La Breadvan de 1962 n’était pas une Ferrari, c’était même une insulte automobile à Enzo Ferrari ! Ce n’était pas une « Ferrari Breadvan », c’était la Breadvan tout court. Et elle non plus ne fait aucune référence au constructeur… »
Un long processus de construction
La première étape de la réalisation du projet consistait à regrouper le plus d’informations possible sur la Breadvan d’origine, avec l’aide de Jean-Louis Bezemer, le collectionneur néerlandais qui possédait les plus grandes archives Ferrari au monde. « Nous avons passé des jours entiers avec lui, ce qui nous a permis de retracer toute la vie de la voiture, et nous en avons repris les moments les plus importants pour les retranscrire sur une voiture moderne. »
Ensuite ? Eh bien, il a fallu la dessiner. « Nous commençons ce que j’appelle des dessins d’idéation. Ce sont des croquis très bruts, très simples, tracés au stylo bic noir. J’en ai fait des centaines. Ils sont loin d’être parfaits, mais ils permettent d’explorer des idées. Sur certains, par exemple, les feux d’origine de la 550 ont été conservés et on voit que même si tous les panneaux de carrosserie ont été modifiés, ils sont si reconnaissables que la voiture ressemble toujours à une Maranello. Nous avons donc très rapidement décidé avec le client de changer les phares, d’autant plus qu’ils ne nous laissaient pas assez de place pour les « narines » du capot, très caractéristiques de la voiture de 1962. Ces dessins nous ont aussi permis de définir l’angle de la partie arrière, de voir à quel point on pouvait pousser dans une direction ou dans l’autre. Par exemple, en l’inclinant vers l’avant, cela ressemblait à un break de chasse, mais pas du tout à la Breadvan. La seule chose que nous avons littéralement copiée de la voiture d’origine, c’est l’angle de ce panneau arrière : aucune de nos tentatives ne fonctionnait ! Les dessins d’idéation permettent de faire comprendre cela au client. »
Une fois le dessin choisi, des images plus précises sont réalisées sur ordinateur, avant que la forme ne soit directement créée sur la voiture, dont on a au préalable supprimé les éléments superflus. « Il n’y a pas de raison rationnelle de travailler avec moi, je prends une belle voiture et je la découpe, c’est assez sauvage ! » s’amuse Niels. Une structure a été posée sur la 550 pour recevoir, le temps de cette étape, une épaisseur de 10 cm de clay (une argile de synthèse) utilisée pour retranscrire le dessin en trois dimensions. Cette étape permet de travailler au plus près l’aspect des surfaces de la voiture, afin que le tôlier sache exactement comment travailler ensuite. « Tout ce qu’il va faire, je l’ai déjà fait avant, que ce soit sur le papier ou en argile, c’est pour ça que dessiner une voiture prend autant de temps ».
Puis ce sont les petits détails « qui peuvent faire ou défaire une voiture », et là c’est surtout dans l’habitacle que tout se joue. En ouvrant la portière, les sièges bleus, comme sur les Ferrari de course de l’époque, sautent aux yeux, contrastant avec le noir omniprésent. « Nous aurions pu nous contenter d’installer deux Recaro, mais notre voiture de base était équipée d’une option d’usine très rare : les sièges baquet en carbone. Plutôt que de les supprimer, nous avons décidé de les démonter entièrement, d’en refaire les mousses, plus sculptées, et la garniture. »
Le client de Niels voulait également changer les interrupteurs qui, comme sur beaucoup de Ferrari des années 90 étaient devenus collants. Niels a sauté sur l’occasion pour repenser tous les accessoires intérieurs en les remplaçant par des pièces réalisées en aluminium, à la main : compteurs, prises d’air, interrupteurs basculeurs… Les contre-portes ont été redessinées avec le même cuir matelassé qui recouvre le tunnel central, et reçoivent un élément en aluminium martelé à la main et laissé brut, pour évoquer le travail du carrossier et prendre de la patine avec le temps, ainsi qu’une cordelette qui remplace la poignée de porte.
Ce sens exquis du détail se retrouve dans les logos de la société, qui ne sont ni des autocollants ni de simples badges métalliques, mais des pièces émaillées réalisées à la main et donc toutes uniques. « Ils montrent pour moi ce qu’est le travail d’un carrossier. La voiture n’est peut-être pas aussi parfaite qu’un modèle produit en grande série, car elle est entièrement fabriquée à la main. » Et si vous observez attentivement son instrumentation, vous pourrez lire, sur l’horloge, « Che importa » : qu’importe ! « Quand on conduit la Breadvan Hommage, qu’importe l’heure ! » indique le facétieux Niels. « Je dois avouer avoir croisé les doigts pour que le client accepte cette idée ! » Mais ne demandez pas à l’élégant Hollandais quel est le coût de pareille voiture : voici des choses dont on ne parle pas, voyons !
Ce n’est pas rationnel de travailler avec moi : Je prends une belle voiture et je la découpe !
Il y existe de toute façon tellement de variables que cette information n’a pas grande valeur : « Même si nous assemblions une seconde Breadvan (ce qui n’arrivera pas), simplement avec une couleur et un intérieur différents, le prix pourrait considérablement évoluer. Peindre une voiture pareille, ce sont des semaines, voire des mois de travail. Le peintre doit recouvrir toute la voiture d’une infime couche de mastic pour obtenir une finition parfaite, puis la sabler à la main, et seulement alors commence l’application des différentes couches de peinture. Nous avons imaginé huit teintes de rouge spécifiques et exclusives à cette voiture. Imaginez seulement qu’après les huit essais, le client ne soit toujours pas satisfait… Donner un prix final, même au client, est presque impossible. Au mieux, ce sera toujours une estimation. »
Thérapie géniale
Au moment de nous quitter, nous évoquons les voitures avec lesquelles Niels roule et il avoue, entre autres modèles modernes qu’il utilise, toujours posséder sa première voiture, la modeste Volvo 940, achetée, étudiant, avec toutes ses économies, et dont il ne compte pas se séparer. « J’en prends parfois le volant pour me rendre chez mes clients et elle déclenche toujours les bonnes conversations : c’est une voiture sympathique, amicale, et avec laquelle les gens ont des souvenirs. Malgré ses 465 000 km au compteur, elle est en parfait état. Elle est une part de moi. Je demande toujours à mes clients de me montrer qui ils sont, ce qui n’est pas toujours facile pour eux, qui ont appris à se protéger. Quand je baisse moi-même la garde en arrivant avec la Volvo, les gens sont plus à l’aise avec moi. » Auriez-vous imaginé que celui qui commande pareille voiture sur mesure ouvre ainsi les tréfonds de son âme à un designer aux faux airs d’analyste ? Il doit y avoir quelque chose à creuser du côté de l’inconscient sur l’envie de posséder un bolide unique, spécialement créé à son image et selon ses désirs. Et si, en plus de redonner ses lettres de noblesse à l’artisanat automobile, Niels van Roij avait, ce faisant, donné naissance à une nouvelle forme de médecine ? Voilà un traitement fort agréable à notre folie douce des Ferrari, ne trouvez-vous pas ?
Essai paru dans Enzo n° 12. Anciens numéros disponibles sur ngpresse.fr.