Naissance du Groupe B
Chamboulée par de nouvelles réglementations instaurées par la FIA au début des années 1980, la compétition automobile subit alors de profondes mutations. Les catégories, N, A, B et C prennent la succession des groupes 1, 2, 3, 4, 5 et 6, qui régissaient le sport automobile depuis des décennies. À cette occasion, bien des défis attendent les constructeurs.

Selon les nouvelles consignes, les catégories N et A sont ouvertes aux voitures produites en série à 5 000 unités ou plus, tandis que le Groupe A ne permet qu’une fenêtre de modifications très étroite. En cela, le jeune Groupe B se révèle bien différent. Créé pour remplacer à la fois le Groupe 4 en rallye et le Groupe 5 sur piste (où courait la brutale Porsche 935), il est ouvert aux modèles routiers produits à un minimum de 200 exemplaires sur une période de douze mois consécutifs. L’objectif fondamental du Groupe B est alors de faciliter l’émergence en course de machines plus atypiques issues de petites productions, de permettre à tous les constructeurs de construire “leur” Stratos.
Et tandis que le nombre exigé de modèles produits à des fins d’homologation s’avère inférieur de moitié comparé à l’ex-Groupe 4, apparaît avec le Groupe B une clause essentielle, dite “évolution”. Celle-ci permet de supprimer l’ancienne règle qui n’autorisait les constructeurs à installer en course des pièces modifiées ou additionnelles que si elles étaient présentées comme des options destinées aux modèles routiers. Mais surtout, la nouvelle clause permet désormais aux constructeurs d’approfondir comme jamais le développement d’une vingtaine d’exemplaires alors surnommés “évolution”. Ces derniers doivent conserver un siège passager et un agencement intérieur relativement standard, mais s’ouvrent à de vastes possibilités d’évolution : cylindrée, aérodynamique, structure des faces avant et arrière. À noter, en revanche, que si l’on souhaite modifier un élément structurel fondamental de la voiture (qui dépasserait le cadre autorisé de la clause évolution), la production des 200 spécimens d’homologation originels doit laisser place à une autre série de 200 unités, afin de valider une nouvelle homologation.
La plupart des constructeurs subissent la production des 200 modèles routiers, tel un mal nécessaire
À l’époque, John Davenport est directeur de British Leyland (futur Austin Rover). Il se souvient des négociations liées au Groupe B : « En 1979 et 1980, les constructeurs se divisaient en deux puissants lobbys lors des discussions avec la FISA au sujet du nouveau règlement. On avait alors des constructeurs, Opel, Lancia et les Japonais, qui, comme nous, préféraient une très faible production de série pour l’homologation. Et ceux, comme BMW, qui souhaitaient plusieurs milliers d’exemplaires. Un compromis a finalement été voté : 200 unités minimum. »
Chez Ford Motorsport, John Wheeler, alors ingénieur en chef du département rallye, évoque lui aussi l’épreuve que représentaient pour les constructeurs ces modèles d’homologation. « Produire 400 voitures pour le Groupe 4 avait été une tâche difficile. La conception et le développement, cela coûtait des millions. Avec une vingtaine de voitures environ à fabriquer, la construction pouvait se faire dans des ateliers spécialisés. Mais au-delà, cela devenait compliqué, il fallait une chaîne de production. Cela nous a pris 18 mois pour lancer celle des modèles routiers de la RS200, ajoute-t-il. On avait prévu des débuts en compétition en octobre 1985, seulement les contraintes liées à la construction d’une usine spécifique ont tout retardé. »
De fait, la plupart du temps les constructeurs engagés en Groupe B subissent au sens propre la production des 200 modèles routiers, tel un mal nécessaire. Cependant, tous s’attardent ensuite très vite sur le développement des modèles évolution, qui prennent soudain la forme de véritables prototypes. Face aux standards actuels du sport automobile et de son règlement, composé d’innombrables pages de restrictions (brides à l’admission, obligation de pièces communes à la grande série…), dans les années 1980 la liberté s’avère considérable au sein du Groupe B. Sur le fond, bien sûr, on trouve un cadre concernant cylindrée, masse, largeur des roues. Le champ s’étend par exemple de 1.0 à plus de 5.0 litres de cylindrée, même si les catégories reines du rallye se tiennent entre 2.0 et 4.0 litres. Les autos qui possèdent des moteurs supérieurs à 2.0 litres doivent également dépasser 820 kg. Pour les machines de 4.0 litres, le minimum grimpe à 1 100 kg. Un coefficient d’équivalence de 1,4 est ensuite appliqué aux blocs suralimentés. Pour une catégorie de voitures allant jusqu’à 2.5 litres, un modèle suralimenté ne peut donc pas excéder 1 785 cm3 et une masse de 890 kg. C’est le cas des Peugeot 205 T16 et Lancia Delta S4. L’Audi quattro turbo de 2 121 cm3 et la Metro 6R4 atmo de 3.0 roulent quant à elles dans la même catégorie 3.0 litres. Puis dans la catégorie des 4.0 litres se retrouvent les Porsche 959 et Ferrari 288 GTO, que Ferrari envisageait de faire courir en Groupe B circuit (une formule qui ne verra jamais le jour).
Jusque-là, donc, rien d’extravagant ou d’alarmant. En 1982, le Groupe B ne représente qu’un énième règlement voué à favoriser la compétition. Prenez la subtile 037, première tentative de Lancia en Groupe B : une voiture de sport biplace, légère, propulsion, dotée d’un moteur compressé de faible cylindrée. Arrivée à temps pour le nouveau règlement, elle est exactement le genre de voiture que la FISA espère voir débarquer. Quant à sa grande rivale dérivée d’un modèle de Groupe 4, l’Audi Quattro, ses gènes renferment les racines de bien des évolutions à venir. Pour le meilleur et pour le pire.
Transmission et châssis

« Avant Audi et sa quattro, personne n’avait sérieusement envisagé la transmission intégrale comme solution technique, explique Davenport. Jusque-là, quatre roues motrices semblaient superflues. » À l’aube du Groupe B, Lancia exploite en effet l’efficace 037, et Ford travaille sur une nouvelle Escort propulsion à moteur turbo (la RS1700T). Cependant, Ford perd son temps, l’histoire le révélera bien vite. Car la transmission intégrale va tout chambouler. Elle va rapidement écourter les spéciales de plusieurs dizaines de secondes, de minutes parfois, et permettre une bien meilleure exploitation de la puissance en rallye.
Parmi la concurrence, les ingénieurs estiment néanmoins l’approche allemande largement incomplète. Audi a longtemps conservé un simple blocage du différentiel central et, fidèle à ses origines routières, la quattro porte son 5 cylindres en ligne très en avant du train directeur, malmenant ainsi l’équilibre dynamique. Or en Groupe B, une distribution des masses favorable tient de la priorité. Dans ce domaine, Ford ou Austin Rover ont bien expérimenté des architectures à moteur central avant, mais ils considèrent vite l’implantation trop complexe. Tous deux optent pour la position centrale arrière. La Ford RS200 embarque même sa boîte à l’avant pour une répartition optimale.
Cependant, la Peugeot 205 T16 reste celle qui, la première, démontre toute l’étendue des possibilités en matière d’architecture au sein du Groupe B. La Française fait ses débuts au Tour de Corse 1984. Compacte, dotée d’un moteur central transversal et de quatre roues motrices, la T16, même sous sa forme originelle, s’impose rapidement comme LA supercar du rallye. Peugeot remportera d’ailleurs avec elle les titres pilote et constructeur en 1985 et 1986.
La transmission intégrale va tout chambouler et générer l’essor de puissances folles
Cela dit, ce qui permet de millésimer au mieux une Groupe B, au-delà de son appétit grandissant pour le danger, reste sa suspension et son système de transmission intégrale. Dans les années 1980, l’art des quatre roues motrices en est encore à ses balbutiements. De fait, même au volant d’une merveille telle que la RS200 illustrée dans ces pages, on ressent aujourd’hui la nature primitive d’une transmission intégrale de l’époque. Par ailleurs, la Ford présente sans doute l’une des suspensions les plus abouties du plateau, avec ses doubles combinés ressort-amortisseur par demi-train. Mais face aux capacités étourdissantes d’une WRC 2017, au toucher de route sans pareil, là encore, même la RS200 apparaît aujourd’hui presque millénaire. Pas étonnant que les chronos des spéciales du Groupe B aient depuis longtemps été effacés par les autos modernes.
Moteur et boîte
Pour sa Metro 6R4, Austin Rover choisit un V6 atmosphérique (un V8 amputé de deux cylindres) puisque sur les étagères du constructeur, rien d’autre ne convient. Or, comme le rappelle sèchement Davenport : « La FISA était censée contrôler les carburants. Et il n’y avait aucune raison qu’un 3.0 atmo de 400 ch peine face à un bloc 1.7 turbo. Or, la concurrence a abusé sans honte du toluène, ça en devenait ridicule. » C6H5-CH3, ou toluène pour vous et moi : un hydrocarbure sans teinte, très odorant, et à très fort indice d’octane. Qu’il s’agisse de F1 ou de rallye, le combustible contribue alors largement à l’extravagance des mécaniques turbo des années 1980. Utilisé auparavant par la Luftwaffe, ses qualités énergétiques se marient à merveille à l’art relativement nouveau de la turbocompression, et surtout, aux possibilités d’optimisation de l’injection désormais électronique. « Les progrès étaient très rapides grâce à l’électronique, confirme Wheeler. Épaulée par une équipe Bosch, Ford a entamé en 1983 des tests sur une Escort RS1700T. La taille des équipements entassés sur le siège passager aurait de quoi faire sourire aujourd’hui. Mais le résultat était incroyable. Le Dr Udo Zucker frôlait le génie. »
Plus que tout, c’est la puissance brute des moteurs qui, dans l’imaginaire collectif, définit si bien l’époque du Groupe B. En 1986, nombreux sont les modèles qui dépassent déjà 500 ch. Parmi eux, la Delta S4, à la fois compressée et turbocompressée, qui impressionne par sa réactivité ; la T16 Evo 2, avec sa suralimentation inspirée de la F1 ; ou la Quattro S1 E2, forte de 550 ch (au bas mot).
Et le sprint continue. Pour 1987, Ford envisage une première évolution de la RS200. L’équipe revoit alors la cylindrée à 2,1 litres, maximum autorisé pour la catégorie, afin de renforcer la puissance, principale faiblesse de la première génération. De 450 ch en 1986, la RS200 devait atteindre au moins 650 ch en début de saison 1987.
Dès 1985, on réalise aussi des premières avancées majeures côté boîte de vitesses lorsqu’Audi lance une transmission à double embrayage sur la Quattro. Le système pâtit alors d’une masse élevée, mais il ne cesse de gagner en efficacité. Et au vu de ce que l’on sait à présent de cette technologie, cela n’aurait été qu’une question de temps avant que ce type de boîte n’envahisse le Groupe B.
Carrosserie et aéro

Plus que jamais, une profusion de matériaux composites, de fibre de carbone ou de Kevlar orne les voitures du Groupe B. En l’absence ou presque de restriction dans ce domaine, seul le budget connaît parfois des limites. Pourtant, alors qu’aujourd’hui les autos sont souvent lestées pour respecter le poids minimum autorisé, les ingénieurs d’alors peinent à réduire la masse des Groupe B jusqu’au seuil prévu par le règlement. Comme le confirme Davenport : « Une 6R4 n’atteignait le minimum de 960 kg qu’en configuration sprint, sans quoi elle ne réussissait guère à descendre sous la tonne. » Quant aux libertés touchant l’aérodynamique, elles permettent chez Audi de corriger certains défauts relatifs à l’équilibre naturel de la quattro. La sauvage S1 E2, avec sa proue “chasse-neige” et son aile arrière haut perchée, demeure la plus spectaculaire en matière d’évolution aéro. Peugeot Sport présente aussi une aile arrière impressionnante sur la T16 Evo 2, afin notamment de maintenir les trajectoires lors des sauts à très grande vitesse. Quant à Austin Rover : « Les voitures présentaient un comportement assez délicat, se souvient Davenport, ce que l’aéro a réparé de façon incroyable. La 6R4 était transformée. De bourrue, elle était devenue prévisible. Aux mains des pilotes talentueux que nous avions, tout du moins… »
La fin du Groupe B
Le 2 mai 1986, Henri Toivonen, pilote superstar Lancia, et son copilote, Sergio Cresto, dominent le Tour de Corse. Jeune, charismatique, rapide et téméraire, enfant chéri du Groupe B, Toivonen est seul parmi l’escadron de pilotes Lancia à proprement apprivoiser la féroce Delta S4, un brin pataude. Une auto qui mêle qualités et défauts pour rouler en Groupe B. L’exacte raison pour laquelle Toivonen et Cresto quittent la route ce jour-là, au milieu d’un virage d’apparence inoffensive, reste un mystère. Mais la Lancia n’a semble-t-il ni freiné ni tourné, avant de chuter à-pic. Elle prendra feu quasi instantanément un peu plus bas, sous l’impact, broyée par des arbres. La S4 a toutefois plus en commun avec un modèle de sport prototype des années 1960. Au cœur d’un basique châssis tubulaire, l’équipage se tient sur les réservoirs de carburant, séparés d’une protection minimale. Funeste combinaison. Suite à cet accident, et à bien d’autres, le Groupe B est banni en fin de saison 1986. La FIA prévoyait déjà de le remplacer par le Groupe S, une catégorie plus sûre, mais celle-ci demeurera à l’état de projet.
Encore aujourd’hui le sujet est sensible. Un autre ingénieur de l’époque, resté anonyme, témoigne : « Les règles concernant le poids des voitures : voilà l’origine du mal. Elles étaient ridicules, elles allaient à l’encontre de la sécurité. On ne pouvait simplement pas construire une auto de 960 kg, avec toute la technologie qu’impliquait la mécanique de l’époque, et en même temps avoir des machines sûres. Si l’on avait imposé, disons, 1 180 kg, et certaines normes concernant les cellules de survie, cela aurait pu fonctionner. »
Finalement : un carburant toxique, hautement inflammable ; un règlement offrant une liberté immense mais n’imposant que trop peu de sécurité ; des spectateurs par milliers installés de manière anarchique ; des rallyes bien plus longs que ceux d’aujourd’hui… Autant d’ingrédients qui ont contribué à la disparition du Groupe B. Une folie que l’on ne reverra certainement plus jamais.