Janvier 1992, au soir du premier jour du North American International Auto Show (autrement dit, du salon de Détroit). Il est 22 heures et je travaille dans ma chambre de l’hôtel Westin sur le résumé de ma visite, quand le téléphone se met à sonner. C’est Tom Kowaleski, le responsable des relations presses produit de Chrysler Corporation. « Ray, Bob Lutz vous a arrangé un essai de la Viper. Pouvez-vous être au circuit d’essai de Chelsea, demain matin à 7h30 ? » En regardant la neige tomber et sachant que Chelsea est à 100 km, j’hésite une seconde. « Oui, bien sûr, j’y serai. »
Voici comment je me suis retrouvé pour la première fois derrière le volant d’une Dodge Viper RT/10, à rouler jusqu’à 220 km/h, parfois en travers, dans le noir et sur le verglas. Mais ce n’était pas aussi dangereux que ça en a l’air, avec tous les dégagements d’un centre d’essai désert. Je n’ai pas appris grand-chose durant cette heure passée avant le lever du jour et l’ouverture des portes de Chelsea aux employés, mais j’ai eu la confirmation du fait que le modèle de route conservait tout l’esprit outrancier du concept Viper dévoilé exactement trois ans plus tôt. Chrysler avait donné naissance à une héritière de la Cobra 427. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, il était impossible de l’ignorer.
Il ne fait pas de doute que la Viper a été inspirée par la Cobra. Bob Lutz, le Président de Chrysler, possédait une AC Mark IV. Avec le Vice-président du design, Tom Gale, un amateur de hot-rods, il a proposé de lancer une série de concept cars excitants pour dynamiser l’image de Chrysler et masquer le fait que sa gamme était aussi ennuyeuse que vieillissante. Au salon de Détroit 1989, leur principale attraction (ou distraction) allait être une voiture de sport sauvage à deux places et au moteur immense : un hot-rod moderne.
La Viper est restée secrète jusqu’à la première journée du salon (c’était plus facile à faire à cette époque d’avant les médias sociaux) et elle a causé la sensation quand elle fut présentée. Elle était plus grosse, plus basse et plus menaçante qu’aucun autre roadster et cette surenchère était couronnée par un monstrueux V10 de 8,0 litres, le prototype d’un moteur destiné à un gros pick-up utilitaire Dodge.
La présentation s’accompagnait de la phrase habituelle : « Si suffisamment de personnes manifestent leur intérêt, nous envisagerons de la produire ». Lutz avait un plan séduisant pour la Viper, mais les ressources étaient limitées chez Chrysler et il avait besoin d’un vote de confiance du public. Pari réussi : si les chèques de commande ont été renvoyés, un groupe de travail fut mis en place pour réfléchir à comment transformer ce concept car en une réalité industrielle.
La fosse aux serpents
La Team Viper fut un groupe de 30 volontaires de différents secteurs de l’entreprise (ingénierie, design, production, vente), et ils ont commencé à se mettre au travail dans un ancien entrepôt de supermarché de la banlieue de Détroit. Il n’aura pas fallu longtemps pour que l’équipe « hérite » d’un studio de design chez Jeep/Truck Engineering, l’ancien bâtiment d’American Motors sur Plymouth Road, à West Detroit.
C’est devenu un « skunk works » (appelé le Viper Pit, la fosse aux vipères) qui pouvait opérer de façon autonome, loin de la bureaucratie d’une grande entreprise. L’équipe devait trouver une nouvelle façon de faire les choses s’ils voulaient produire la Viper en trois ans et être capables de la vendre à profit au tarif cible de 50 000 dollars. Roy Sjoberg, l’ingénieur en chef de la Team Viper, un spécialiste des matériaux et vétéran du programme Liberty de Chrysler (une des nombreuses études de voitures basiques que l’entreprise a développées au cours des ans) se remémore : « À ce stade, nous ne travaillions qu’à partir d’un concept. » La voiture de salon avait un châssis rudimentaire, un moteur « emprunté » et une carrosserie en acier formée à la main par Metalcrafters, une entreprise spécialisée dans les prototypes uniques. Sjoberg a rapidement fait passer l’équipe à 85 personnes et s’est surpassé pour mettre la main sur des installations sous-exploitées au sein de l’entreprise. Des outils, des ordinateurs et même des dynamomètres se sont frayé un chemin pour atterrir au Viper Pit, où l’équipe travaillait ensemble, partageant chaque problème au fur et à mesure qu’il se déclarait. Cette façon de travailler avec une équipe transversale se révéla si efficace que Chrysler réorganisa plus tard toute son équipe d’ingénieurs en « groupes plateformes ».
Au mois d’août 1989, la Team Viper avait produit un « mulet » de châssis : un châssis-poutre multitubulaire renforcé dans sa section centrale par des panneaux en acier soudés. Une suspension type course à triangles superposés avec des ressorts et amortisseurs concentriques fut adoptée à l’avant et à l’arrière, avec un mélange de pièces venant du groupe (par exemple, la colonne de direction était celle de la Jeep Cherokee et les triangles supérieurs avant venaient d’un utilitaire Dodge). Un second prototype fut équipé d’un moteur V8 pour des essais de roulage, mais l’intention était de poursuivre avec le puissant V10. Cet été-là, Lutz a mentionné dans une conversation avoir impliqué Lamborghini, une acquisition récente de Chrysler. L’idée n’était pas, comme certains l’ont suggéré, d’utiliser un moteur Lamborghini, mais d’employer l’expertise du constructeur dans la fonderie d’aluminium afin de réaliser un bloc-moteur et des culasses légères pour le V10 Dodge. Pour le reste, ce moteur allait se conformer à la norme peu sophistiquée de Détroit des deux soupapes par cylindre, actionnées par des culbuteurs. Pendant ce temps, la carrosserie fut redessinée pour être produite en composites plastique. Si elle ressemblait fortement à celle du concept car, la coque de la voiture de production était en tout point différente, qu’il s’agisse de ses angles ou de ses dimensions. Les panneaux, réalisés en fibre de verre par moulage par transfert de résine (RTM), étaient rivetés et collés au châssis-cadre. Conserver les tuyaux d’échappements latéraux exposés, qui étaient une caractéristique du concept car, a présenté quelques difficultés au moment d’ajouter des silencieux et des convertisseurs catalytiques à haute température, ceux-ci étant coincés entre les panneaux des bas de caisse en aluminium, remplis de Nomex isolant. En mai 1990, la Team Viper avait réalisé la voiture définitive.
Le miracle
C’était le moment de prendre une décision. Lee Iacocca, le président de Chrysler, avec qui Lutz n’avait pas une bonne relation, fut invité à évaluer le travail de la Team Viper. Sjoberg l’a emmené faire un tour le long de l’Oakland Avenue, à Détroit. « Qu’attendez-vous ? a alors demandé le président. Assemblons ce machin ! » Le lancement était prévu pour janvier 1992 et le budget fixé à 50 millions de dollars, des miettes aux standards de l’industrie automobile. Encore une fois, la Team Viper a dû emprunter une approche peu orthodoxe. Au lieu de demander aux fournisseurs de formuler une offre, ceux-ci furent invités à partager les risques : ils allaient supporter les frais de développement et obtiendraient, en retour, les contrats de production de la Viper. Certains acteurs du secteur ont refusé, mais Fabco (une société canadienne) a accepté de fournir le châssis, Rockwell de produire les panneaux de carrosserie et Borg Warner de développer une nouvelle transmission manuelle à 6 rapports. Un espace fut rendu disponible au New Mack Avenue Process Center, une partie de l’ancienne usine d’emboutissage Chrysler à Détroit, pour installer une ligne d’assemblage manuelle. Dès le départ, il était attendu que la Viper atteigne ou dépasse les performances de la Cobra 427 : un 0 à 100 km/h en 4”5, un 0 à 160 km/h en 10”0 et une vitesse de pointe de 255 km/h. Cela demandait 400 ch et 610 Nm, ce que le moteur à bloc alu (50 kg plus léger que l’original) développait facilement.
Bob Lutz : « La Viper dispose de quatre roues directrices : elles sont actionnées par la pédale de droite »
La Viper a démontré ses performances plus tôt que prévu quand, en mai 1991, à peine 12 mois après l’accord pour la production, un prototype fut sélectionné comme pace car des 500 miles d’Indianapolis. Il n’était pas censé se trouver là, mais les autorités sportives américaines (et les syndicats de l’industrie) ont fait objection aux origines japonaises de la voiture proposée à l’origine par Chrysler, la Dodge Stealth. Pour faire le lien avec son héritage, Carroll Shelby, l’homme à l’origine de la Cobra (qui travaillait alors pour Chrysler), a été invité à piloter la Viper devant le peloton des pilotes d’Indy.
Remplacer la Stealth à 4 roues motrices, basée sur la Mitsubishi 3000GT, a souligné la position unique et distincte de la Viper dans la gamme Chrysler. Bien que d’un concept démodé (Lutz la décrivait comme « yesterdaytech », technique d’hier), c’était une voiture complètement nouvelle pour l’entreprise et développée de façon radicalement différente que n’importe quelle autre de ses voitures. Mais le confort était quasi inexistant : la capote avait l’air d’une pièce détachée (c’en était une), de simples panneaux latéraux en plastique faisaient office de vitres et il n’y avait ni climatisation, ni serrures, ni poignées de portes. On ne trouvait pas non plus le moindre des équipements et systèmes de sécurité qui devenaient universels, tels que des airbags ou un ABS. Lutz s’en amusait : « La Viper dispose de quatre roues directrices : elles sont actionnées par la pédale de droite ».
Une production commando
À la nouvelle usine de New Mack Avenue, un groupe de mécaniciens qualifiés (15 au début, puis jusqu’à 70) travaillait sur la ligne d’assemblage, avec des voitures se déplaçant entre 22 postes sur un système de convoyeur à chaîne provenant d’une station de lavage. Les voitures de présérie ont été achevées juste avant Noël 1991 : la Viper est arrivée à temps, sans trop dépasser le budget (70 millions de dollars, ce qui reste toujours peu comparé au coût de n’importe quel autre nouveau modèle). Une Viper hurlant dans les allées du Cobo Hall, Bob Lutz à son volant : voici l’un des temps forts des journées presse du Salon de Détroit. Ayant régulièrement discuté du projet avec lui depuis l’apparition du concept car, je me demandais quand des gens extérieurs à l’entreprise seraient autorisés à conduire la voiture. D’où ma rencontre matinale au Chelsea Proving Ground. Quelques mois plus tard, j’ai eu droit à un vrai essai, sur route et sur circuit, après une visite de l’usine de New Mack Avenue, où j’ai pu voir la Viper sans ses panneaux de carrosserie : c’est juste un immense moteur avec quatre grosses roues et un réservoir d’essence attaché à l’arrière. L’un des « artisans » l’a décrite comme « le kart le plus rapide au monde ». Sur une route sèche, ses énormes Michelin (à l’époque, c’étaient les pneus de route les plus larges à avoir été montés sur une voiture de série) offraient certainement une adhérence prodigieuse et permettaient des progrès extrêmement véloces dans les virages rapides (et larges). L’habitacle me rappelait en revanche plus celui d’une voiture de course des années 50 que celui d’un kart.
L’attrait de la voiture était indéniable : les gens se retournaient sur elle, tout sourire, dès qu’elle apparaissait.
Son prix sur le marché américain, de 55 000 dollars (environ 300 000 francs, au taux de change du moment), était avantageux comparé à celui de la Chevrolet Corvette, sa concurrente évidente. À l’époque, les magazines américains (Car and Driver, Road & Track, Motor Trend et The Automobile) étaient tous obsédés par les g d’accélération latérale et ils se montraient pleins d’éloges. Le business plan indiquait un bénéfice à partir de 3 000 voitures assemblées par an. Ce chiffre semblait optimiste, mais à ce stade il paraissait pouvoir être réaliste. Il ne s’est cependant vendu « que » 3 083 Viper en 1994, ce qui fut sa meilleure année. La production fut d’abord assez faible, avec trois voitures par jour. La première série de 200 trouva rapidement preneurs et pendant un temps, les Viper se revendaient au-dessus du prix du neuf.
De Dodge à Chrysler
Fin 1992, 285 voitures avaient été écoulées et la direction de Chrysler avait changé : Lee Iacocca était parti à la retraite et sa place de directeur général avait été prise par Bob Eaton. À ses côtés comme directeur d’exploitation et en charge des produits, Lutz était au sommet de son pouvoir. Chrysler avait le vent en poupe avec de nouveaux produits passionnants et la Viper en était le porte-étendard à hautes performances. Encouragés par cet essor, une douzaine de cadres supérieurs de la société, dont plusieurs membres du conseil d’administration (Lutz, Eaton et Gale, notamment) ont commandé des Viper pour leur propre usage. Lutz et Eaton étaient désireux de positionner une marque Chrysler rajeunie sur le devant de la scène mondiale, il était donc inévitable que quelques Viper soient envoyées à l’export. En mai 1993, souhaitant faire bonne impression, Chrysler organisa le lancement presse européen à Monaco, avec des essais sur l’autoroute et dans l’arrière-pays. Sur l’autoroute c’était un missile (mais aussi un aimant à gendarmes), mais elle n’était pas vraiment adaptée au réseau secondaire des Alpes-Maritimes, tortueux et chargé. Et en comparaison des Ferrari et des Porsche garées dans Monte-Carlo, son intérieur en plastique gris pale, d’apparence spartiate, paraissait vraiment bas de gamme. Ces voitures étaient appelées « Chrysler Viper », car à l’époque la marque Dodge n’était pas vendue en Europe. Le tarif français s’établissait au prix solide de 489 900 francs.
Seconde version
Comme cela arrive souvent avec les voitures assemblées en petite série, la seconde version était une amélioration majeure de l’originale. La Viper 1996 qui, à la mode américaine, est apparue en 1995, voyait beaucoup de ses défauts corrigés et était bien meilleure à conduire, comme je l’ai découvert pendant quatre jours et 1 800 km en Californie. Le modèle 1996, appelé SR-II, était la voiture que Viper aurait dû lancer dès le début. Ses échappements latéraux avaient été déplacés à l’arrière, avec deux sorties centrales. La puissance a été augmentée à 420 ch, certaines pièces de suspensions étaient en aluminium au lieu de l’acier (économisant ainsi 27 kg), l’intérieur a été refait en noir et la finition était améliorée, aussi bien dedans que dehors. Sur les routes américaines, la voiture était délicieuse. L’instabilité au freinage du modèle d’origine avait été réglée et la direction directe rendait les sorties d’épingles en glisse amusantes. Elle paraissait certes maladroite dans les rues de San Francisco et la transmission longue (100 km/h à 1 200 tr/min en 6e) et l’embrayage dur rendaient la progression au ralenti difficile. Mais la Viper n’a jamais été pensée pour la balade en ville.
Chrysler a également lancé la Viper GTS Coupé pour l’année-modèle 1996 : un fac-similé de la Cobra Daytona Coupé, avec un toit à double bossage, qui allait remporter le Championnat d’Endurance FIA GT2 et devenir plus populaire que le roadster. La GTS avait des vitres électriques, des serrures de portes, la climatisation et deux airbags. La sauvageonne risquait de devenir civilisée. Bob Lutz l’avait dit au départ : « Le jour où cette voiture recevra un contrôle de motricité et l’ABS, elle perdra son âme. » Elle l’aura conservé jusqu’en 2001, année où l’ABS est devenu standard. La production continua (avec un hiatus entre 2010 et 2013), avec 32 000 voitures assemblées en cinq séries, jusqu’en 2017. Le monde avait bien changé en 25 ans, depuis qu’il avait présenté la Viper avec les mots suivants : « Certaines personnes ne la comprendront pas, mais ce n’est pas grave. La Viper n’est pas une voiture pour tout le monde. C’est une expérience de conduite intense. Point final ».