Non, il n’y a pas eu d’erreur, nous n’avons pas glissé dans ENZO un article consacré à une autre marque que Ferrari : la voiture que vous voyez sous vos yeux est bien une 308 GTBi. Du moins elle l’a été avant qu’elle ne passe entre les mains du sorcier Franco Sbarro. Et aujourd’hui, elle a rejoint une collection française, ce qui nous permet de vous présenter cette auto mystérieuse.
Sbarro, un mythe des années 80
Les créations délirantes de Sbarro sont indissociables des années 80. Sportives, luxueuses, technologiques et au design radical, elles étaient partout, dans les magazines, les livres et les émissions de télévision que nous dévorions tous. Tout ce qui passait entre les mains de Sbarro devenait fabuleux voire magique, et représentait un absolu fantasmé pour les petits et grands enfants de l’époque. Il y avait la Sbarro Golf Turbo avec son moteur de Porsche 911 Turbo installé dans un châssis arrière articulé, dont la carrosserie se soulevait avec des vérins pour y accéder. Ou la Shahin 1000, une Mercedes SEC à portes papillon ; la Challenge, une supercar en forme de coin à la très futuriste caméra de rétrovision ; le Monster G, un 4×4 assemblé autour de roues de Boeing 747, ou encore d’incroyables motos aux roues orbitales.
Les créations délirantes de Sbarro sont indissociables des années 80
Francesco Zefferino Sbarro est né en 1939 dans le sud de l’Italie et il a émigré en Suisse, à Neufchatel, en 1957, où il est devenu mécanicien, avant d’acheter un petit garage qui se spécialisa dans les autos Borgward, puis un autre à Yverdon pour s’occuper de BMW. C’est là qu’il entretient la petite 700 Coupé Sport de l’intendant du château voisin qui, impressionné par son travail, lui présente son employeur : Georges Filipinetti, le fondateur de la Scuderia Filipinetti. Entre les deux Italiens le courant passe vite et ce dernier nomme Sbarro « capo » de la Scuderia : le chef !
Pendant quatre ans Sbarro ne vit que sur les circuits et sur la route. Homme à tout faire de l’équipe, il passe le plus clair de son temps entre le Mans, Monza, la Targa Florio, le Nürburgring, Sebring ou Spa… Après un accident de la circulation, il se rétablit en réalisant un stage dans un chantier naval pour apprendre le travail de la résine et commence à fabriquer ses propres voitures. D’abord, le coupé Filipinetti 1 en 1965, puis un second en 1967. L’année suivante, il quitte la Scuderia pour monter sa propre structure, appelée ACA pour Atelier de Construction Automobile.
De la Super Twelve à la Super Eight
La SV1 de 1973 est la première voiture qu’il présente lors du Salon de Genève dont il va devenir un habitué et son activité décolle réellement avec la création de répliques de BMW 328 d’avant-guerre, avant de se lancer dans la réalisation de véhicules très spéciaux pour une clientèle très fortunée.
La Super Twelve présentée à Genève en 1982 est l’une de ces extravagances dont Sbarro a le secret. Pour la première fois, il imagine une voiture compacte, du gabarit d’une citadine, à la spectaculaire peinture bicolore, dégradée d’un avant blanc nacré vers un arrière rouge. La calandre et les phares sont masqués par une série de persiennes alors que les ailes arrière très rebondies sont percées de larges prises d’air trahissant une implantation mécanique atypique : telle une Renault 5 Turbo, la Super Twelve est une citadine à moteur central-arrière.
Et quel moteur ! Grâce à ses talents d’ingénieur, Sbarro a créé un 12 cylindres en ligne de 2,6 litres en mettant bout à bout deux 6 cylindres de moto Kawasaki, chacun entraînant sa propre boite de vitesses à 5 rapports, l’ensemble développant une puissance d’environ 240 ch. Avec un poids de seulement 800 kg et des dimensions minimalistes (3,15 m de long, mais 1,75 m de large), la petite bombe annonçait un 0 à 100 km/h en 5”0 et une vitesse de pointe de 200 km/h.
Mais de la théorie à la pratique il y avait un pas, comme le raconte Franco Sbarro dans sa biographie automobile, réalisée en 2008 par son fils aîné, Fabian « Lorsque j’ai commencé à essayer la voiture, je me suis rendu compte que les moteurs de moto manquaient cruellement de couple et que le poids, pourtant maîtrisé, était très sensible volant en mains. » Il évoque également des problèmes pour homologuer la voiture en raison de son alimentation par carburateurs, et il se dit que la synchronisation des deux moteurs était un point noir de la Super Twelve.
L’histoire se serait sans doute arrêtée là si la voiture n’avait pas eut un commanditaire, l’industriel allemand installé en Suisse, Bernd Grohe (héritier de l’entreprise de robinetterie portant son nom), qui était déjà à l’origine de la Golf à moteur Porsche et propriétaire d’un 4×4 Sbarro Windhoud. Sbarro se remit à l’ouvrage et repensa toute la partie mécanique pour lancer en 1984 une nouvelle voiture reprenant la même carrosserie, en l’occurrence la Super Eight, cette fois-ci basée sur un châssis complet de Ferrari 308 GTBi.
Une Ferrari 308 méconnaissable
Par cette journée grise d’hiver, découvrir la Super Eight à la peinture ultra brillante rouge cerise dans un parking désert de banlieue parisienne à l’architecture jadis futuriste, provoque un choc visuel. Après un long séjour dans une collection belge, la voiture vient tout juste de rejoindre sa nouvelle maison, en France, au sein de l’extraordinaire collection Turbollection, composée de supercars et hypercars rares et exotiques, provenant essentiellement des années 80 et du début des années 90 (vous pouvez l’explorer sur le compte Instagram @turbollection).
Dans l’habitacle, c’est une profusion de cuir, de laine et de bois
C’est la première fois que son nouveau propriétaire en prend le volant, et il n’a pas hésité à parcourir les quelques 25 km qui séparent son garage de notre lieu de prises de vues, en passant par un périphérique saturé par un accident, puis l’autoroute. Cela en dit long sur sa façon d’envisager l’utilisation de ses exceptionnels bijoux automobiles, mais aussi sur l’excellente qualité de la mécanique de la Super Eight, pourtant jamais restaurée. « Je suis très agréablement surpris, nous raconte t-il. Elle est moins artisanale que je l’aurais imaginé. Je pourrai partir une semaine avec, sans avoir peur d’en perdre des morceaux. »
C’est une voiture très étrange, qui ne ressemble à pas grand chose de connu. Elle a certes les dimensions d’une citadine, mais elle parait presque plus large que longue et totalement dépourvue de porte-à-faux. Avec ses persiennes traversant le masque avant, un détail partagé avec d’autres créations Sbarro de l’époque, elle semble tout droit sortie d’un clip de new-wave contemporain. L’arrière est plus baroque, les feux d’Opel Ascona C étant réunis par une plaque réfléchissante où le nom du modèle s’inscrit dans une typographie manuscrite digne d’une auto-tamponneuse de fête foraine. En dessous, tels des Orgues de Staline, les 4 sorties d’échappement pointent vers le ciel, propulsant d’énergiques volutes de fumée au rythme des pulsations du V8 Ferrari.
Celui-ci se dévoile derrière la vitre du hayon, caché dans un coffrage couvert de moquette, à la manière d’une R5 Turbo, sur lequel trône la roue de secours, sanglée. Un petit espace est dégagé derrière celui-ci, mais le vrai coffre est à l’avant et il est de contenance très respectable.
Dans l’habitacle, c’est une profusion de cuir, de laine et de placages de bois, le tout étant réalisé avec un soin très surprenant : près de 40 ans après sa présentation, tout est encore en place, à peine patiné, et sans couinements ou craquements déplaisants au moment de nous élancer. On reconnait le bloc d’instrumentation de la 308 GTBi donneuse, généreusement tendu de cuir, et le levier de la commande de boîte de la Ferrari est également présent avec sa grille ouverte, tout comme les diverses commandes et les bouches d’aération. Mais le reste du dessin de l’habitacle est unique, et au centre de la console trône un impressionnant empilement de quatre éléments de hi-fi automobile Clarion, avec un égaliseur graphique : le meilleur des années 80 !
En s’installant à son volant, l’étrangeté de la greffe saute aux yeux. La position de conduite est étonnamment droite et dans cet habitacle très aérien, la visibilité périphérique est exceptionnelle, aux antipodes de celle d’une GTB. Voici pour la partie haute de la voiture : la partie inférieure reste une 308, avec ses passages de roues qui viennent mordre l’espace alloué aux chaussures de ses occupants. Imaginez-vous dans une Golf où vous devriez tordre vos jambes vers le centre de la voiture pour trouver le minimum d’espace vital pour vos pieds. Le concept de la Super Eight atteint ses limites avec un pédalier dont l’accélérateur est littéralement caché derrière la console centrale, demandant une curieuse torsion du pied pour l’atteindre et empêchant toute velléité de talon-pointe, à moins d’apprendre à freiner du talon et faire fi de l’articulation de votre rotule droite.
Prête à prendre la route
Pour son nouveau propriétaire « le rayon de braquage est le seul problème », comme nous l’avons expérimenté lors des manœuvres nécessaires à la séance photo, que la Super Eight a accepté sans broncher, redémarrant régulièrement et sans chauffer.
Dans l’habitacle, la sonorité du V8, bien encapsulé et placé derrière une vitre, est ronde et claire, avant de se durcir progressivement au delà des 4 000 tr/min dans une poussée franche, alors que la légère voiture (comme la Speed Twelve, son poids est d’environ 800 kg) bondit sur la route. Il faut juste se méfier des angles morts causés par les larges piliers centraux au moment de changer de file et la fermeté des suspensions rappelle que son châssis est bien celui d’une Ferrari et non celui d’une roturière citadine.
« Quand j’achète une nouvelle voiture, j’aime bien parcourir 1 000 km avec, nous raconte son propriétaire. Il faut encore que je trouve la destination pour celle-ci et la bonne personne pour m’accompagner. » Quelle serait la route parfaite pour partir avec cette étrange hybride, mi-berlinette Ferrari, mi-compacte ? Peut-être les lacets des Alpes, en route vers la Suisse et l’Italie où Franco Sbarro a ses racines, en passant par Montbéliard, là où se trouve l’école ESPERA Sbarro, fondée par le designer en 1992 pour transmettre son savoir et former des stylistes prototypistes automobile. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : désormais la Super Eight a retrouvé son élément naturel : la route.