Nous avons eu l’honneur de nous entretenir avec l’octuple champion du monde des rallyes à l’occasion de l’essai glace de la GR Yaris phase 2 réalisé en Finlande et de la présentation de son édition spéciale Ogier, produite à 200 exemplaires dans le monde. L’occasion de parler de sa configuration, des sportives qui se cachent dans son garage, du WRC et de ses projets sans langue de bois.
Poursuivons le déroulé de cette interview exclusive en évoquant ce qu’il pense du WRC actuel et quels sont ses projets. La première partie est à lire en cliquant ici.
CarFans : Que pensez-vous de la pause décidée par votre coéquipier Rovanperä cette saison ?
Sébastien Ogier : « Il est très talentueux et doué derrière un volant. Toutes ces expériences ne vont que le renforcer. Je ne suis pas inquiet sur son avenir en WRC, il peut encore accumuler pas mal de victoires et de titres. Cette pause est un risque, mais elle prouve une maturité exceptionnelle pour son âge : faire confiance à ses envies, à son feeling à un moment donné, ne pas écouter l’avis des gens surpris de ne pas le voir chasser tous les records… Il a beau avoir 23 ans, il a couru autant de rallyes que moi, voire plus ! Depuis qu’il a 8 ans, il a grandi dans une voiture de rallye. Quand on le voit torse nu, il a les omoplates et les os creusés par la forme des harnais. Je comprends qu’il en ait assez et qu’il veuille voir autre chose. Il est venu m’en parler tôt, au rallye de Sardaigne l’an dernier. J’ai été surpris, mais je me suis dit que c’était une preuve de maturité et d’intelligence. J’éprouve un profond respect pour lui d’avoir pris une telle décision à son âge. Il a le temps de revenir ! Après, il ne faut pas se cacher qu’il y a aussi la situation actuelle du WRC qui n’est pas au mieux et qui fait moins rêver… Même nous, les acteurs principaux. Le championnat a besoin d’être relancé. Le manque de médiatisation, d’engouement pour notre métier est décevant. Il a aussi été influencé par ma décision, que beaucoup n’ont pas compris. »
Depuis qu’il a 8 ans, Kalle a grandi dans une voiture de rallye. Je comprends qu’il en ait assez et qu’il veuille voir autre chose
CF : Justement, qu’est-ce qui vous a poussé à ralentir la cadence dès 2022 ?
S.O. : « J’ai entendu tellement de gens déçus par leur parcours, même des légendes comme Franz Beckenbauer décédé début janvier et que ma femme connaissait bien. Son seul gros regret dans la vie était de ne pas avoir vu grandir ses enfants. Il a eu tout ce qu’il voulait. Sans ma femme, je n’aurais pas eu la clairvoyance de prendre cette décision. Je pense que sur le long terme, je ne le regretterai jamais. Dans 10 ou 15 ans, qu’est-ce qui me rendra heureux au quotidien ? Avoir un fils que j’ai vu grandir et qui a du respect pour son père plutôt que d’avoir empilé des titres. Le sport auto nous offre la possibilité d’avoir des carrières longues et donc rien n’est encore complètement fermé pour moi. Je n’ai pas derrière la tête un plan pour revenir à plein temps. Mais je ne ferme pas la porte non plus. Dans quelques années, lorsque mon fils sera teenager, il aura moins besoin de moi. On verra ce que l’avenir me réserve, mais la situation actuelle me convient parfaitement. C’est une chance extraordinaire de pouvoir moduler mon emploi du temps et de choisir les rallyes que je veux faire. Il n’y a aucun sport où l’on peut faire ça. En général, on le fait à fond ou on ne le fait pas.
Ces possibilités, c’est du gagnant-gagnant pour l’équipe et moi. Je continue à leur apporter mon expérience, mes perfos, de gros points la plupart du temps en profitant du règlement qui m’a tellement pénalisé pendant des années et qui me permet aujourd’hui d’avoir des positions avantageuses sur quelques rallyes terre. Bon, au Monte-Carlo, j’ai été un peu désavantagé le premier jour. En Croatie, ça risque d’être compliqué aussi parce que je n’aurai pas une bonne position de départ. Derrière, j’espère me venger sur quelques rallyes terre. Le plan de cette saison n’a pas encore été annoncé complètement, mais il est similaire à celui de l’année dernière avec en gros une demi-saison. On se laisse encore un peu de marge en fonction de l’évolution du championnat, des besoins de l’équipe. »
Sans ma femme, je n’aurais pas eu la clairvoyance de prendre cette décision
CF : Quel est votre objectif désormais ?
S.O. : « L’objectif reste d’aider le team à gagner le titre Constructeur. Après, je suis là pour me faire plaisir et gagner des courses aussi ! L’envie de bien faire reste la même. Gagner des courses, c’est essentiel. Chaque victoire que je peux aller chercher m’apporte du plaisir. L’adrénaline procurée dans ces autos reste toujours aussi intense et c’est une chance d’en profiter à la carte avec un calendrier moins contraignant me permettant de partir moins souvent de la maison. Au bout d’un moment, sur une carrière longue, on finit par voir uniquement les inconvénients. Je ne veux pas oublier d’où je viens et le rêve de gosse que j’avais d’être là. Je n’aurais jamais pensé y arriver. Cet équilibre me permet d’apprécier beaucoup plus les semaines de course et de vivre ces sensations fortes. Je suis attiré naturellement par d’autres disciplines, mais pas celles naturellement liées au rallye où j’aurais une capacité d’adaptation rapide : rallycross, rallye-raid, Extreme E… Je me suis plus orienté vers le circuit et les 24h du Mans, épreuve à laquelle j’ai participé en 2022 (NDLR : LMP2, team Richard Mille, 13e au général), qui m’a beaucoup plu et que j’espère refaire un jour. C’était difficile, mais pas plus qu’attendu. Ça n’a rien à voir avec le rallye et il faut tout réapprendre.
Dans les côtés négatifs, on est habitué en rallye à avoir la voiture pour soi pendant une semaine et à rouler beaucoup. Là, il faut partager le temps avec les autres. Aux 24h, c’est génial, quand tout se passe bien et que l’équipe rallie l’arrivée. Là, on roule assez… Mais pas sur les courses de 6h, où on passe son temps à attendre pour réaliser quelques tours ici et là, ce n’est pas hyper excitant. En même temps, c’est la seule catégorie du sport auto où il n’y a pas de poids minimal pour le pilote. Avec mon grand gabarit, je suis beaucoup plus lourd que la moyenne des pilotes qui font du WEC. Du coup, ça procure un désavantage conséquent et en plus, j’ai encore une marge de progression dont je suis conscient. Je suis motivé pour aller la chercher, mais ça me démotive de savoir que, quoi qu’il arrive, il y aura ce désavantage de gabarit que je ne pourrai pas compenser. J’ai toujours été le premier à me battre pour des conditions équitables. En rallye, on m’a considéré parfois comme un râleur parce que je me plaignais de la position de départ… Je n’ai jamais pu comprendre qu’on puisse autant désavantager le pilote qui domine. Il a travaillé dur pour en arriver là et je ne vois pas pourquoi il faut lui mettre des bâtons dans les roues, le freiner. Pour moi, ce n’est pas normal.
Pour l’instant, j’ai décidé de rester dans cette configuration en rallye qui me va bien et d’en profiter au maximum, en me disant que j’ai encore du temps pour aller sur circuit après. Il y a une bonne dynamique en WEC avec l’arrivée de toutes les marques. Je ne suis pas prêt pour être un top pilote dans ces voitures-là… Même si les tests que j’ai effectué avec Toyota se sont bien passés. L’an dernier, au Castellet, les perfos étaient bonnes et on ressent moins l’écart de poids dans l’Hypercar par rapport à la LMP2, où j’avais des coéquipiers qui faisaient 25 kg de moins. Dans l’Hypercar, j’étais proche et j’ai rapidement obtenu une belle constance, un bon feeling avec la gestion des pneus, de la mécanique. Ce n’était pas impossible, mais cela aurait impliqué que je parte à 100 % dans cette voie-là. Toyota n’était pas loin de me donner plus d’opportunités en WEC. C’est moi qui ai souhaité profiter encore du rallye, d’autant que l’équipe était contente de m’avoir encore à ses côtés. Un engagement à 100% en WEC n’était pas compatible avec mon souhait de lever le pied. Et comme c’était la seule manière d’avoir une chance… En rallye, je peux me le permettre en raison de mon expérience. En circuit, j’ai tout à apprendre.
Toyota n’était pas loin de me donner plus d’opportunités en WEC. C’est moi qui ai souhaité profiter encore du rallye
CF : Est-ce que le nouveau mode d’attribution des points a changé votre manière de sélectionner les rallyes auxquels vous participez ?
S.O. : « Le règlement a tendance à donner plus de points gratuitement, même à ceux qui ont fait une erreur sur un week-end. En faisant moins de course, ça atténue encore plus les chances de jouer quoi que ce soit au championnat. On a tous râlé contre ce nouveau règlement. C’est une aberration totale. On en a eu le premier exemple en Suède avec le vainqueur du rallye qui n’est pas le pilote qui a marqué le plus de points. C’est incompréhensible de dévaluer autant la victoire. Je ne comprends pas qu’ils n’aient pas trouvé une meilleure solution. D’ailleurs, en regardant le système, il aurait au moins fallu répartir la balance correctement entre les journées. On fait 80 % du rallye jusqu’au samedi soir pour décrocher un maximum de 18 points. Et sur les 20 % du rallye, à savoir une cinquantaine de kilomètres le dimanche matin, on peut aller chercher 12 points. La balance est complètement déséquilibrée, ça n’a pas de sens. Ça ouvre la porte à des aberrations, comme en Suède où le deuxième du rallye, en l’occurrence Evans, marque plus de points que le vainqueur Lappi, même en assurant un dimanche parfait. En réfléchissant deux minutes, au lieu de répartir les points ainsi 18/15/10, il aurait fallu faire 20/16/12 pour redonner un peu plus de bénéfice à la victoire finale. Le dimanche, ils donnent des points aux sept premiers… Or il y a huit voitures au départ, donc c’est comme donner des points à tout le monde. En attribuant des points qu’aux cinq premiers le dimanche, on reste à 20 points pour la victoire, 5 le dimanche et 5 pour la Power stage, déjà la situation permet de réduire cette possibilité d’avoir un vainqueur marquant moins de points. Ils n’ont pas réfléchi ! Tout le monde râle mais on a du mal à savoir qui a voté pour cette règle. Chaque fois qu’on demande à un responsable de la FIA, il se dédouane et répond qu’il ne la voulait pas non plus. Selon les échos que j’ai eus, un gars comme Cyril Abiteboul (NDLR team manager de Hyundai Racing) était pour au début, mais maintenant il dit qu’il est contre. Au final, Hyundai a gagné les deux premières courses, mais on est ex aequo au championnat constructeur ! Je pense qu’il doit avoir les boules… »
C’est une aberration totale. On en a eu le premier exemple en Suède avec le vainqueur du rallye qui n’est pas le pilote marquant le plus de points
CF : Que manque-t-il au WRC pour qu’il retrouve sa splendeur ?
S.O. : « Au-delà de l’aspect médiatique et du barème de points, il faut qu’on trouve une solution pour qu’il y ait plus de voitures au départ dans la catégorie reine… Pas seulement huit ! Les autos sont chères et le problème depuis le début reste l’hybridation. Je n’ai jamais été trop convaincu parce que cette technologie existe depuis longtemps. Il y n’a rien de très nouveau et ça coûte cher aux teams. Malheureusement, on s’est embarqués dans cette voie et il sera difficile d’en revenir. Il faudrait trouver une solution pour baisser les coûts et gonfler les plateaux, les possibilités d’avoir des pilotes qui se battent pour la victoire au général. La qualité est bien présente avec 5 top pilotes : Evans, Rovanperä, Tanak, Neuville et moi… La bataille pour la victoire reste belle et intense. Mais aux yeux du grand public, ça manque de Rally1 pour donner l’opportunité à quelques jeunes d’accéder au plus haut niveau. La décision de Kalle et moi d’être là à mi-temps ferme un peu la porte à ces jeunes parce qu’on est beaucoup plus performants. Pendant notre absence, les teams prendraient un trop gros risque de faire piger des jeunes. Il faudrait plus de voiture au départ d’une manière ou d’une autre. Après, les destinations choisies n’ont pas beaucoup de sens. Par exemple, on va en Lettonie cette année, tout ça parce qu’ils ont mis de l’argent sur la table. Mais il n’y a aucun intérêt ! Tôt ou tard, on va atterrir en Arabie Saoudite, comme tous les championnats. Je suis le premier à dire que je ne veux pas mettre les pieds là-bas. On va s’embarquer dans un pays où il y aura peu de spectateurs. Je pense que si l’on fait des rallyes au bon endroit, ça change totalement l’image du championnat. Par exemple, on est retournés au Japon depuis deux ans. La première édition, il n’y a pas eu beaucoup de monde. Les gens ne connaissaient plus trop. Mais dès la seconde année, c’était extraordinaire de voir l’engouement, surtout dans les parcs d’assistance !
Cette année, on est aussi retournés à Gap, chez moi, il y avait énormément de monde. Si on expose au grand public cet engouement, ils vont se poser des questions sur cette popularité et s’intéresser à ce sport. Le spectacle était extraordinaire au Monte-Carlo, mais je suis partagé sur les feux d’artifices dans les épingles de Bayons. Ça fait de belles images, on est d’accord. Mais niveau sécurité, il aurait pu se passer quelque chose de grave. On n’y voit rien dans la voiture, entre les flashs et la fumée ! On ne sait plus où on en est, même en suivant les indications du copilote. Les gens pensent qu’ils sont en sécurité derrière une barrière métallique, en se penchant. Ils ne se rendent pas compte que même à 50 km/h, elle va reculer de quelques mètres en cas de crash. C’est difficile de canaliser autant de monde. L’Automobile Club de Monaco n’a pas assez de moyens pour gérer tout ce flot de personnes. C’est le cas de la plupart des rallyes, comment gérer le flux de spectateurs sur autant de kilomètres ? »
Les autos sont chères et le problème depuis le début reste l’hybridation
Encore un grand merci à Sébastien Ogier pour sa disponibilité et son franc-parler.