Une Ferrari, c’est rarement banal. Dans les années 1960, c’était encore plus vrai. Même si elle était alors le best-seller de Maranello, la 330 GT 2+2 ne se croisait pas à tous les coins de rue. Plus de mille exemplaires construits entre 1964 et 1967, c’était un beau chiffre pour l’époque, qui d’ailleurs se justifiait pleinement : avec quatre places utilisables, le V12 Colombo porté à 4 litres, et un intérieur luxueux, la Ferrari la plus civilisée de son temps était une authentique machine à dévorer les kilomètres pour qui avait les moyens d’y accéder. Mais quand on a les moyens d’avoir une Ferrari, on fréquente des gens qui ont les mêmes moyens et souvent les mêmes envies. Ce qui peut conduire à des drames : on arrive tout fier au country club au volant de sa 330… pour se rendre compte qu’un autre membre du club a la même !
Peut-être est-ce pour éviter ce genre de traumatisme existentiel que John W. Mecom Jr. posséda beaucoup de Ferrari uniques. Tout avait pourtant bien commencé pour l’innocent châssis 6537, vendu neuf par Luigi Chinetti à JW. Mecom, et qui devait avoir fière allure avec sa peinture bleu foncé et sa sellerie en cuir naturel. Une vie paisible s’annonçait sur les routes du Texas, terre d’origine et source de la fortune pétrolière créée par papa Mecom et entretenue par son fils. Le drame devait arriver un ou deux ans plus tard (les archives ne sont pas précises sur la date) : Mecom renvoie la voiture en Italie pour faire redessiner radicalement l’avant de l’auto. Par qui ? Là non plus les archives ne sont pas précises, même si on peut comprendre que l’auteur du forfait ait préféré garder l’anonymat, voire effacer les preuves de sa culpabilité…
Toujours est-il que 6537GT reçoit des phares carénés, dont le plexiglas arbore un pli supérieur qui suit scrupuleusement la ligne des ailes. Et surtout, elle voit son porte-à-faux violemment raccourci. Opération radicale qui génère une immense surface sous le pare-chocs avant. Que faire de cette morne étendue ? Y installer deux immenses grilles de calandre, pardi ! Plus tard, certains spécialistes iront jusqu’à comparer ces deux béances aux gracieuses ouïes de requin des 156 de Formule 1. On peut aussi y voir une ressemblance frappante avec les incisives d’une marmotte. Des points positifs ? Oui, bien sûr. D’abord, J.W Mecom ne s’était attaqué qu’à l’avant de sa voiture. La plus grande partie du profil, l’arrière et l’intérieur restent donc préservés. Ensuite, il n’est pas impossible que la réduction du porte-à-faux ait rendu l’auto plus légère (même si on peut douter des bienfaits aérodynamiques de l’opération).
Après tout, John Mecom n’était pas un psychopathe massacreur de Ferrari 330, mais surtout un authentique passionné de sport automobile, et le fondateur et mécène d’une écurie qui fit courir des pilotes tels que Roger Penske, Pedro Rodriguez, A.J. Foyt, Jackie Stewart, et Graham Hill : c’est au volant d’une Lola du Mecom Racing Team que ce dernier a remporté les 500 miles d’Indianapolis en 1966. Circonstances atténuantes ? Oui, votre Honneur. D’autant que l’accusé semble avoir été assez rapidement pris de remords : il se débarrasse en effet l’auto dès 1969. Le deuxième propriétaire la revend très vite (on peut comprendre) à un certain Richard Kirzinger, natif du Kentucky, qui va garder l’auto jusqu’en 2007 (là, on a plus de mal à comprendre, d’autant que 6537 GT a été repeinte en rouge métal).
Le premier propriétaire du XXIe siècle lui rend sa teinte d’origine, et lui offre une restauration complète. Après quelques tentatives, 6537 change un nouvelle fois de propriétaire en 2016 : lors de la vente de janvier de Russo & Steele, elle atteint 225 500 dollars. Pour ce prix-là, il y a aussi de jolis appartements à la montagne, d’où l’on peut observer les marmottes.