C’est Matra qui a donné à Henri Pescarolo sa chance et, en échange, celui-ci a tout donné au constructeur depuis 1965, quasiment jusqu’à sa vie. Quand les essuie-glaces ont lâché au Mans 1968, c’est “Pesca”, à peine sorti de son sommeil qui s’est jeté dans la mêlée et la pluie, plutôt que d’abandonner : « Je pensais que chaque tour serait mon dernier ». Et c’est lui qui a accepté de relever le défi de dégrossir le coupé aérodynamique prévu pour l’année suivante, et qui n’avait pas encore été testé. Son visage, ses bras et son torse portent toujours les cicatrices de son décollage et de l’atterrissage brutal qui a suivi dans la ligne droite des Hunaudières.
Quatre mois plus tard, les brûlures encore à vif, il termina cinquième au GP d’Allemagne 1969, au Nürburgring, mais il ne récolta pas de points au Championnat du Monde car il pilotait une Formule 2 Matra. Et en octobre, toujours boiteux (il s’était également cassé une jambe et fissuré une vertèbre), il a partagé le volant avec Jean-Pierre Beltoise pour remporter une victoire éclatante aux 1 000 km de Paris, à Montlhéry.
Une fois totalement remis, Pescarolo (champion de France 1967 de F3 avec Matra et vice-champion d’Europe de F2 1968 derrière son coéquipier Beltoise) a réalisé, en 1970, une solide première saison complète en Formule 1, avec une troisième place à Monaco. Matra l’a pourtant mis sur la touche en 1971. « C’était un scandale pour moi, raconte-t-il. Les médias étaient francophobes et Beltoise avait été ciblé. Alors Matra a trouvé un nouveau n° 1, Chris Amon, et a fait de Beltoise son n° 2. Il n’y avait plus de place pour moi. En F3, j’ai fait mon apprentissage pendant ma première saison et gagné le championnat durant la seconde. J’aurais fait pareil en F2 en 1969 [sans les blessures]. C’était ma méthode. Avec une nouvelle et meilleure voiture, je savais que j’aurais pu briller en F1 en 1971. J’étais furieux contre Matra. J’avais presque perdu ma vie pour eux. »
C’est donc peu dire qu’il a fallu redoubler d’efforts pour le persuader de revenir. L’influent journaliste et assistant de l’équipe, “Jabby” Crombac, s’est attelé à cette tâche jusqu’à ce qu’il cède. C’est alors que le nom de son copilote pour les 24h du Mans 1972 fut révélé : Graham Hill, alors âgé de 43 ans. Henri Pescarolo était plus que dubitatif.
« J’avais beaucoup d’admiration pour Graham, pour ses titres de champion et ses victoires à Indianapolis et à Monaco, mais je n’étais pas certain de sa motivation. Les 24h peuvent être dangereuses et difficiles (la pluie de nuit, le brouillard le matin), et je n’étais pas convaincu qu’il allait prendre les risques nécessaires pour gagner. Voilà le genre de jeune pilote stupide que j’étais ! »
Pendant ce temps-là, Matra travaillait d’arrache-pied, mais avec minutie, pour éliminer tout risque de défaite lors de sa participation à la plus célèbre course française : une voiture française n’avait pas remporté Le Mans depuis 1950. Son programme en F1 avait été réduit à une seule voiture pour Amon et cette “équipe de réserve” était séparée de l’effervescente équipe d’endurance.
« Les meilleurs concepteurs, ingénieurs et mécaniciens travaillaient sur les sports-prototypes, explique Pescarolo. Leurs châssis étaient meilleurs que celui des F1, plus rigides. Leur aérodynamique générait plus d’appui et usait mieux les pneus. Cela pouvait en partie être attribué à la carrosserie plus large, mais cela n’expliquait pas tout. »
Matra avait également laissé tomber le Championnat du Monde des voitures de sport (à l’époque réservé aux prototypes 3,0 litres). Une MS660 modifiée fut certes envoyée aux essais du Mans en mars, mais Matra passa les mois d’avril et de mai à tourner en essais privés au Paul Ricard, alors que Ferrari glanait les victoires partout ailleurs.
« Matra était la meilleure équipe pour laquelle j’ai couru » raconte Howden Ganley, le Néo-Zélandais, débutant au Mans, qui allait faire équipe avec François Cevert, conséquence de la volonté de Jean-Luc Lagardère, le patron de l’équipe, d’employer des pilotes de F1. « Rien n’était laissé au hasard. La voiture disposait d’une monocoque très impressionnante, assemblée comme celle d’un avion militaire. Le premier essai a duré 21 heures, avant que quelque chose ne lâche. Le suivant, avec six pilotes essayant tous d’être les plus rapides, a duré 24 heures, tout juste. Ce n’était pas assez. Matra voulait une marge très large. Au troisième, la voiture tournait toujours comme une horloge après 24 heures, mais ils ont tout de même demandé si Chris [Amon] et moi pouvions continuer. Nous avons conduit trois heures de plus. Cette fois, Matra était content.
Ils assemblaient les MS 670 pendant que nous faisions les essais. Dès qu’une voiture était prête, ses pilotes se rendaient sur un aéroport militaire près de Paris, où ceux-ci accéléraient et freinaient pour en roder les plaquettes (chaque pilote avait ses propres jeux). Le soin apporté par Matra à ces détails était extraordinaire et je ne pensais pas que Ferrari pourrait nous battre. On m’a dit, peut-être François, qu’ils n’ont pas montré leur vrai rythme aux essais [officiels], mais je pensais que nous allions tout de même devoir batailler. Alors, j’ai été très déçu quand j’ai appris qu’ils ne participeraient pas. »
Le Championnat du Monde assuré (les 24h du Mans, disputées en juin, étaient la huitième de dix manches), Enzo a retiré les cinq voitures qu’il engageait à la dernière minute, expliquant que les Ferrari avaient été optimisées pour les “sprints” de 1 000 km. Matra s’est retrouvé sans concurrents, et donc face à un potentiel désastre en cas d’échec, au moment où le Président George Pompidou abattait le drapeau tricolore pour donner le départ des 24h 1972.
La voiture disposait d’une monocoque très impressionnante, assemblée comme celle d’un avion militaire. Howden Ganley
Un départ catastrophique : dès le deuxième tour, le moteur (le très musical V12 conçu par Georges Martin, limité à 10 500 tr/mn pour l’endurance) de la MS 670 de Beltoise/Amon a lâché, une bielle perforant son carter. Les Lola privées engagées et pilotées par Jo Bonnier ainsi que par Hughes de Fierlandt (impressionnant sous la pluie), se sont alors retrouvées toutes deux en tête.
Après les premières heures disputées au rythme d’un Grand Prix, les Matra ont néanmoins repris la tête. Ces Lola à moteur Cosworth DFV étaient rapides (Gijs van Lennep signera le meilleur temps), mais demandaient plus d’arrêts pour ravitailler et souffraient de la lenteur de leurs mécaniciens. Quant au trio des Alfa Romeo 33TT3 V8, il leur manquait du rythme pour être des concurrentes menaçantes, même après une courageuse charge de Rolf Stommelen en début de course. Dès lors, la bataille en tête allait se disputer entre la Matra de Cevert/Ganley et celle de Pescarolo/Hill.
« Nous n’étions réellement là qu’en renfort » indique David Hobbs, l’Anglais qui faisait équipe avec Jean-Pierre Jabouille après une décision tardive d’engager une MS 660C comme quatrième voiture. « J’étais honoré qu’on ait fait appel à moi. Si les autres rencontraient un problème, nous aurions pu récupérer les miettes. Ça a failli être le cas, d’ailleurs. Mais ce qui m’a le plus marqué, c’était l’organisation des repas, typiquement française. Chaque jour, au déjeuner, nous avions un immense choix, avec des serveurs, dans un chapiteau ouvert qui était plus grand que ma maison. Je ne me rappelle pas trop de la course jusqu’à 10 h du matin. J’avais fait un relais interminable. Il pleuvait par intermittence et je n’arrêtais pas de rentrer pour changer les pneus. À chaque fois ils me disaient : “David, tu t’en sors à merveille”. Ce n’est qu’après-coup que j’ai réalisé qu’ils m’ont laissé rouler si longtemps pour que Jean-Pierre puisse passer la ligne d’arrivée. Un étranger dans la voiture la plus ancienne : clairement, j’étais un citoyen de seconde zone. »
J’avais tout faux sur Graham. Durant les essais, j’ai découvert le pilote : très bon et très rapide. Henri Pescarolo
Matra avait augmenté ses chances en plaçant un pilote français dans chaque voiture, et chacun avait pris le relais du départ. Pescarolo évoque à juste titre le fort esprit de corps des pilotes historiques Matra, mais il ne fait aucun doute que Hill et Ganley souhaitaient également la victoire, peut-être plus pour des raisons personnelles que pour la gloire nationale.
« Graham était Graham, très déterminé, raconte Ganley. L’attitude qu’il a montrée alors que nous parcourions ensemble le coude des Hunaudières l’a mené loin. Nous étions côte à côte et je me disais : “Graham, il faut que tu lèves le pied”. Cela peut paraître un peu arrogant étant donné qu’il était double Champion du Monde, mais je considérais que comme j’étais en tête, c’était à lui de laisser de la place. Clairement, il considérait que je devais aller me faire voir. Ça a failli finir en carnage. J’étais en dérive et je n’ai pas dû passer loin de toucher sa voiture. »
Hobbs, profitant d’une bonne aspiration, se rapprochait des deux voitures. Mieux vaut ne pas penser à ce qui aurait pu arriver.
Ce drame évité de peu a fait apparaître des anomalies aérodynamiques. Trois des voitures conçues par Bernard Boyer utilisaient une carrosserie arrière rallongée, dite “à sabot”, les boudins latéraux passant au-delà des roues arrière et supportant deux dérives stabilisatrices sur leurs bords de fuite, alors qu’un aileron bas et indépendant était monté plus en avant, juste au-dessus de la boîte de vitesses, sur des supports placés entre ses plaques d’extrémités.
« François a pu influencer la décision, raconte Ganley. La seule chose qu’il m’a dite était : “On aura une longue queue”. J’ai juste répondu : “OK”. En théorie, notre voiture était plus rapide en ligne droite, mais quand je me suis décalé de l’aspiration pour dépasser Graham, ma voiture ne voulait pas aller plus vite. »
Une comparaison en face-à-face organisée sur la base aérienne de Marigny-le-Grand avait montré que la voiture à queue longue n’était, à 307 km/h, plus rapide que d’un km/h comparée à celle à coque standard, à la déception de l’aérodynamicien Jean-Jacques Zignani. Beltoise l’avait surtout choisie parce qu’elle allégeait la direction, réduisant les efforts sur son bras gauche qui l’a toujours gêné.
Le châssis 001 représentait, lui, une aberration aérodynamique. Son aileron arrière intégrait les dérives stabilisatrices qui faisaient office de plaques d’extrémités. Ces dernières débordaient au-dessus de l’aileron et au-delà de la carrosserie courte, qui était tronquée juste après les roues arrière. Rien de tout cela n’avait de lien avec la Matra “low-drag” qui avait failli coûter la vie à Pescarolo, ni avec l’introduction d’une série de courbes sinueuses qui deviendra connue sous le nom de virages Porsche.
« La MS 670 était stable dans les deux configurations, explique Pescarolo. J’ai choisi cette version, avec l’agrément de Graham, parce que je pensais que l’appui supplémentaire qu’elle offrait nous donnerait un léger avantage dans de mauvaises conditions. Avec peu de concurrence, il nous était interdit de nous battre entre nous. Nous avions un planning strict à respecter. Mais dans de mauvaises conditions, personne ne savait à quelle vitesse rouler, on s’en remettait alors aux pilotes. Et j’avais tout faux sur Graham. Durant les essais, j’ai découvert le pilote : très bon, très rapide, ainsi que l’homme derrière la légende. Désormais, de nuit et sous la pluie, je découvrais aussi qu’il était venu pour gagner. Il était prêt à prendre les risques. Il a fait un travail fabuleux. La bagarre était féroce entre les deux voitures et personne ne pouvait prévoir qui allait l’emporter. »
Bien que la tête de la course ait au moins changé à cinq reprises, la voiture de Cevert/Ganley (« Je trouvais qu’elle était plus rapide en courbe » raconte Ganley) semblait avoir l’avantage. « Vers la mi-course, je me suis souvenu de la situation de McLaren, Amon et Miles chez Ford en 1966, alors, quand j’ai vu Lagardère et Gérard Ducarouge [l’ingénieur en chef et responsable de l’équipe] discuter ensemble, je suis allé demander : “C’est quoi le plan ? Qui va gagner ?”. Ils m’ont dit de ne pas m’inquiéter : nous usions tellement moins les plaquettes de freins que la situation allait se régler d’elle-même. Un changement de plaquettes coûtait environ un tour, alors François et moi nous sommes mis d’accord pour utiliser les freins le moins possible. D’après leur projection, nous allions l’emporter avec deux ou trois tours d’avance. »
C’était avant que de mystérieux ratés ne leur coûtent la tête à 5 h de l’arrivée. « François, qui voulait tout savoir sur tout, a mené une enquête après la course, raconte Ganley. Un petit tuyau de reniflard réalisé dans un morceau de durite de frein avait été installé à la main. Celui de notre voiture l’était sous un angle légèrement différent et l’eau projetée par la courroie d’alternateur est rentrée dedans. Un truc vraiment bizarre. »
Deux heures plus tard, Ganley, désormais second, chargeait pour rattraper son retard, quand toute chance de victoire s’est évanouie : « J’étais sur des pneus intermédiaires très étroits quand le déluge s’est abattu. J’avais rattrapé Graham lorsqu’il a soudain disparu derrière ce mur d’eau. Ma voiture était en aquaplaning et j’ai eu peur de le percuter. Alors, j’ai essayé de la ralentir et de garder le contrôle quand, boum ! Quelque chose m’a propulsé hors de la route. Je suis parti d’un côté puis suis revenu de l’autre. J’ai eu l’impression que ça a duré des kilomètres, mais je me suis arrêté juste après le restaurant des Hunaudières. Quand j’ai vu que j’avais été percuté par une Chevrolet Corvette, je me suis dit qu’il ne resterait pas grand-chose de ma voiture. La carrosserie était bousillée et le pneu arrière gauche complètement à plat, mais le demi-arbre n’était pas cassé et j’ai pu rouler jusqu’aux stands. Je n’arrivais pas à croire que la Matra avait survécu. » La Corvette de Marie-Claude Beaumont a en revanche abandonné sur place.
La bataille pour la victoire était terminée, et tout ce qu’il restait à Matra était de finir avec un triplé triomphal… « Notre moteur ne tournait plus que sur 11 cylindres à un peu plus d’une heure de l’arrivée, raconte Ganley. Les lobes des cames étaient passés à travers le haut des poussoirs. Nous avons terminé avec 14 tours de retard sur le plan initial [et 11 tours derrière les vainqueurs]. Je me demande si le moteur aurait tenu 14 tours de plus. »
Hobbs poursuit : « Vers la fin de ma course, ma femme et moi marchions vers l’endroit où se déroulait la remise des prix. “Attends une seconde !”. Je regardais la meute passer et, clairement, Jean-Pierre n’était plus là. Il a eu un souci de boîte de vitesses et a abandonné. »
Bien pire, la course a été marquée par un accident, juste après 8 h du matin, qui a coûté la vie à Bonnier. Le Suédois était l’ami le plus proche de Hill en sport automobile, son ancien équipier chez BRM, et son coéquipier le plus régulier en voitures de sport. La perte était vive, mais elle n’a pas empêché les célébrations d’après course.
« À l’époque, vivants ou morts, nous faisions la fête, parce que ça faisait partie du jeu, explique Hobbs. Ça me dépasse aujourd’hui qu’on n’ait rien fait pour changer les choses. »
Hill est rentré en Grande-Bretagne en avion le lendemain, avec Ganley et Hobbs. Être le seul à avoir remporté la Triple Couronne avait naturellement perdu de son lustre sur le moment. Il ne retourna plus jamais au Mans.
Cevert revint aux 24h l’année suivante, partageant une MS 670B avec Jean-Pierre Beltoise, abandonnant avant la mi-course. Il se tua en F1 quatre mois plus tard. Hobbs participa aux 24h à neuf autres reprises, pour la dernière fois en 1989, avec Damon Hill parmi ses coéquipiers, sur une Porsche 962C.
Ganley y retourna quatre fois : « Matra nous a dit que nous allions signer pour deux années de plus, mais fin 1972, le Gouvernement français a dit : “Plus d’étrangers !”. Matra m’a gentiment recommandé à Gulf pour Le Mans 1973. Quand j’y suis arrivé c’était un autre monde : où était le traiteur ? Et ma caravane ? J’étais habitué aux V12, et j’ai été étonné de voir à quel point le V8 Cosworth DFV était rugueux. »
Sa course s’est achevée après 29 tours seulement, quand la Mirage M6 qu’il partageait avec Derek Bell a demandé une reconstruction de sa transmission, longue de quatre heures. Pendant ce temps, Pescarolo et Gérard Larrousse étaient occupés à remporter une bataille à couteaux tirés contre Ferrari, au volant d’une MS 670B. Cette même paire remporta une victoire de plus, la troisième, pour Matra en 1974 avec une MS 670C.
Le record de trente-trois départs de Pescarolo comme pilote (et douze de plus en tant que patron d’équipe, puis comme constructeur) lui garantit son statut de Monsieur Le Mans.
Mais imaginez seulement ce qui se serait passé s’il n’avait pas piloté en 1972 pour une équipe dont il ne voulait plus entendre parler, aux côtés d’un pilote dont il doutait sérieusement…
Fiche technique
Matra MS 670 1972
Moteur V12 à 60° 2 999 cm3, 2 x 2 ACT, 48 soupapes, injection Lucas/Matra
Puissance 435 ch à 11 000 tr/mn
Couple 320 Nm à 8 400 tr/mn
Transmission Manuelle à 5 rapports ZF, propulsion
Direction Crémaillère
Suspension Av : triangles superposés, combinés ressorts hélicoïdaux / amortisseurs télescopiques, barre antiroulis. Ar : triangles, bras tirés, combinés ressorts hélicoïdaux / amortisseurs télescopiques, barre antiroulis
Freins Disques Girling
Poids 700 kg
Vitesse maxi 320 km/h (estim.)
Ce sujet est paru dans Octane 52, vous pouvez vous le procurer sur ngpresse.fr.