Quand Ferruccio Lamborghini a fondé Automobili Lamborghini à l’automne 1962, il savait exactement ce qu’il voulait. La nouvelle usine allait être bâtie en un temps record (elle ouvrit en 1963 !) et ses voitures de sport devaient être les plus désirables au monde. En s’imposant pareil challenge, l’entrepreneur ne s’épargnait aucune dépense : il a engagé les meilleurs, choisis personnellement parmi les jeunes talents les plus prometteurs. Ses ingénieurs Giampaolo Dallara, Paolo Stanzani (à peine sorti de l’université) et Giotto Bizzarrini (oui, LE Giotto Bizzarrini, comme consultant) ainsi que le pilote d’essai Bob Wallace étaient les jeunes forces motrices du nouveau constructeur, et tous partageaient la vision de leur patron. Alors, quand Lamborghini dévoila la Miura en 1966, le milieu de l’automobile comprit immédiatement qu’il avait atteint son but et, à partir de ce moment-là, ses voitures allaient être vénérées dans le monde entier.
Une moitié du V12
Un entrepreneur avisé sait cependant qu’il ne peut pas se reposer sur ses lauriers. Même si l’usine était inondée de commandes pour la Miura, Ferruccio savait qu’un unique modèle à 12 cylindres ne suffirait pas à soutenir l’entreprise sur le long terme et il assigna à son équipe technique la tâche de lui développer une petite sœur. La première étape était la Marzal, un concept car de 1967 dessiné à la Carrozzeria Bertone par le même jeune et talentueux Marcello Gandini qui avait enfanté la Miura. Il était équipé d’un 6 cylindres en ligne de 2,0 litres – une moitié du célèbre V12. « Nous savions tous, nous rappelle Dallara, que derrière l’énorme succès commercial de la Miura, nous avions besoin d’un modèle plus simple pour augmenter les chiffres de ventes. C’est la raison pour laquelle nous avons été autorisés à “couper en deux” le moteur de la Miura pour la Marzal : c’était une façon simple et économique de vérifier si un demi V12 était suffisant. Si cela avait fonctionné, ce moteur aurait été facile à développer et à produire en raison du nombre de pièces partagées. Sauf que ça n’a pas été le cas, il était trop petit. »
Quand la Marzal fut prête, Bob Wallace passa du temps à la conduire, mais ses rapports étaient catégoriques : ses problèmes de jeunesse pouvaient être réglés avec un (coûteux) programme de développement, mais il manquait dès le départ au moteur la puissance attendue d’une Lamborghini. En 1969, Paolo Stanzani, alors responsable de la production du constructeur, passa donc à l’étude d’un nouveau modèle équipe d’un nouveau moteur V8, qui allait devenir l’Urraco.
« L’Urraco était de loin la voiture la plus innovante sur laquelle j’avais jamais travaillé » m’a un jour dit le regretté Stanzani – une déclaration impressionnante si l’on considère son implication sur les Miura, Espada et Countach. « Tout était nouveau et, une fois que le concept d’une berlinetta 2+2 à moteur V8 transversal monté en position centrale fut approuvé, je me suis retrouvé devant une feuille blanche avec la mission de la créer. La tâche de la dessiner fut confiée à Marcello Gandini. Je dois dire que je ne pouvais pas rêver meilleur partenaire pour un projet comme celui-ci, car en plus d’être un type fabuleux et un designer au talent immense, Gandini avait d’excellentes compétences mécaniques. Il comprenait les besoins techniques d’une voiture comme celle-ci, à l’image des contraintes liées au refroidissement. »
Sa première proposition de style s’inspirait beaucoup du concept car Alfa Romeo Carabo de 1968 qu’il avait dessiné chez Bertone, alors que sa seconde suggestion ressemblait à ce qui allait devenir la Ferrari 308 GT4. Son troisième concept fut approuvé par Lamborghini et a à peine été modifié avant d’être lancé en production.
Au même moment, Stanzani était occupé à créer un tout nouveau V8 à 90°, un bloc supercarré de 2,5 litres. Pour garder ce moteur aussi léger que possible, il était entièrement réalisé en alliage d’aluminium, le bloc consistant en deux moulages maintenus ensemble par 20 goujons. Dès le tout premier prototype, il avait opté pour des culasses plates interchangeables de type Heron (avec une chambre de combustion creusée dans le piston au lieu de la culasse). L’entraînement de l’unique arbre à cames de chaque banc était assuré par une courroie crantée, un système choisi pour faciliter l’entretien, mais qui s’avérera être le point faible du moteur et qui sera remplacé par une chaîne sur la version suivante à 3,0 litres. Celle-ci apportera également des culasses double arbre.
L’entrainement du V8 par courroie crantée devait faciliter son entretien, ce fut son point faible. La version 3,0 litres inaugurera la distribution par chaîne.
Pour les suspensions, Stanzani adopta des jambes MacPherson aux quatre roues : une solution difficile à mettre au point, mais libérant un vaste espace dans l’habitacle. Pour résoudre le problème des crash-tests américains, il monta la crémaillère de direction directement derrière le pédalier, avec une colonne rétractable. L’habitacle moderne était caractérisé par un positionnement inhabituel de l’instrumentation : au salon de Turin 1970, elle était regroupée au centre de la planche de bord, alors que sur la première série en production, proposée uniquement en 1972, elle entourait le volant, avec un immense compte-tours à sa gauche et un compteur de vitesse coordonné à sa droite.
P250
Au début, la voiture ne portait aucun badge Urraco, simplement une inscription P250, le P signifiant “posteriore” (“arrière”, pour la position du moteur), un nom qui restera jusqu’à peu de temps après que les premiers communiqués de presse ont été envoyés. C’est alors que Ferruccio choisit lui-même le nom “Urraco”, une race de taureaux petits, mais féroces. De 1970 à 1972, période durant laquelle seules 36 voitures ont été assemblées, l’Urraco resta un projet de développement, en proie au début de la crise du pétrole, aux tensions politiques en Italie et en Europe et à l’annulation d’une immense commande de tracteurs Lamborghini (les machines agricoles étant, après tout, les fondements de l’empire de Ferruccio) et cela mit les finances de l’entreprise en grande difficulté.
Pendant ce temps, Stanzani devait mettre en place l’outillage de production : l’Urraco étant inédite sous tous ses aspects, elle a donc demandé d’immenses investissements. Après quatre ou cinq prototypes assemblés à la main (dont la proposition de style de Bertone, la voiture du salon de Turin 1970 et une voiture jaune connue pour avoir été le mulet d’essai essentiellement conduit par Bob Wallace, toutes trois sans numéros de châssis), la première Urraco de production fut finalement assemblée à l’automne 1972. C’est la voiture blanche de notre article, propriété d’un collectionneur de la région de Milan.
Le châssis 15000.1060*1 fut la première des 50 voitures qui sont aujourd’hui reconnues comme une sorte de série de pré-production, faciles à reconnaître à leur blason Lamborghini également appliqué au capot arrière. Celle-ci, étant la toute première, elle porte quelques différences supplémentaires par rapport aux voitures suivantes. L’une des plus évidentes est, lorsqu’on ouvre le compartiment à bagages arrière, la forme unique de l’intérieur des passages de roues, qui sont ici carrés plutôt qu’arrondis comme par la suite. Il y a également trois grilles d’extraction d’air à l’arrière du toit, une solution venant de l’Espada et partagée par seulement deux autres Urraco (15006.1060*4 et 15008.1060*5). Malheureusement, la voiture n° 5, un exemplaire d’essai et de presse, a été détruite une fois sa mission achevée. Les autres différences sont le positionnement des bras de support du capot moteur (ici du côté gauche), un pare-chocs avant en cinq pièces au lieu de trois, et une grille de boîte apparente dépourvue de verrouillage permettant d’empêcher le passage de la marche arrière par erreur.
Le certificat de conformité de la voiture fut émis le 29 septembre 1972. Elle a alors été utilisée pour les photos prises par Peter Coltrin en face de l’usine Lamborghini et faisant aujourd’hui partie des archives Klemantaski. « Nous sommes certains que la voiture n° 1 est celle des photos, à cause des différences spécifiques visibles, raconte son propriétaire actuel. Nous savons aussi, à partir des spécifications d’usine de la voiture, que l’intérieur d’origine était rouge. La grande question est de savoir quand la voiture a été équipée de ses finitions actuelles, qui sont identiques à celles de la version S, lancée peu de temps après. D’après les photos publicitaires de Bertone visibles dans le livre Lamborghini de Serge Bellu publié en 1987, nous pensons qu’après la séance photo à Sant’Agata, la voiture est retournée chez Bertone et a été utilisée pour tester les nouvelles finitions planifiées pour la S. Sur les photos publicitaires, il est facile de remarquer le motif de tissu différent qui correspond à celui de l’habitacle actuel. Il est visiblement resté dans la voiture depuis. »
Au début, la voiture n’arborait pas le nom Urraco mais seulement P250. Ce n’est que plus tard que Ferruccio Lamborghini l’a baptisée ainsi
La voiture a été utilisée pour réaliser d’autres essais avant d’avoir été préparée le 20 octobre pour être livrée, devenant ainsi la septième Urraco à quitter officiellement l’usine. Elle a été envoyée à l’agent romain SEA le 7 décembre et a été immatriculée au nom de Me Mirella Romiti. Une longue série de propriétaires a suivi, onze au total dans différentes provinces italiennes, et l’actuel l’a achetée en 2008 à Campogalliano, près de Modène. « J’en ai cherché une pendant très longtemps, et je connaissais déjà cette voiture qui était proposée depuis des années sur Internet à un prix délirant. Après avoir échoué à la vendre à une vente aux enchères, son propriétaire l’a affichée à un prix plus réaliste et je l’ai achetée. Les premiers clients de l’Urraco avaient habituellement des connaissances limitées des voitures historiques. C’étaient des autodidactes qui voulaient montrer leur succès en s’achetant une supersportive neuve.»
Supersportive normale
« Si la Miura pouvait être considérée comme une supercar, à l’image des Pagani actuelles, l’Urraco était une “supersportive” normale et, alors qu’elles passaient de main en main, leur valeur déclinait de concert avec le soin et l’apport financier dispensés par leurs propriétaires. Quand l’Urraco est devenue une “classique”, très peu d’exemplaires étaient restés en état d’origine, et ceux-ci ont vite disparu du marché, laissant uniquement les voitures qui étaient trop usées ou coûteuses pour être restaurées. »
Quand il l’a achetée en 2008, l’Urraco n° 1 était un parfait exemple de ce que trente ans d’entretien réalisé à l’économie peuvent faire à une voiture. « La couleur n’était pas la bonne, un blanc crème Alfa Romeo qui couvrait également les persiennes du capot moteur, et la finition de la peinture était basique, se souvient son propriétaire. Au début des années 80, la voiture a été impliquée dans un accident, rien de très sérieux, mais le pare-chocs arrière n’a jamais été remis en place et les panneaux ont été recouverts d’épaisses couches de mastic dans une tentative de donner à cet exemplaire la forme de “Urraco Bob”, le modèle unique créé pour des essais par Bob Wallace. Le pare-chocs arrière manquant m’a causé de terribles migraines, mais j’ai eu la chance d’en retrouver un dans un vieux stock de pièces neuves, toujours avec ses chromes d’origine en parfait état. »
Le logement de la roue de secours, un piège à rouille notoire qui avait été remplacé de façon incorrecte, devait être reconstruit. Le plancher du coffre était également touché par la corrosion, comme sur de nombreuses Urraco et la calandre avant non conforme (il y en avait trois types différents) a été refabriquée pour correspondre à celle du châssis n° 15006 (la quatrième voiture assemblée).
Le plus surprenant, en s’asseyant derrière le volant de l’Urraco, c’est à quel point son nez est court. Celui-ci disparaît également très vite en avant et déployer les phares rétractables permet de jauger de l’endroit où se trouve son extrémité. Puis, une fois installé, on remarque que le volant, les pédales et les sièges ne sont pas alignés.
Sonorité fabuleuse
En tournant la clé, le V8 s’élance et prend rapidement des tours en vous entourant d’une sonorité fabuleuse. La fréquence de celle-ci est plus basse que celle d’un V12 et il est plus bruyant, avec plus de résonance, que le moteur d’une Ferrari 308. La pédale d’embrayage n’est pas lourde, mais on ressent dans le pied droit tout le travail que la tringlerie d’accélérateur doit effectuer pour actionner les carburateurs placés dans votre dos. De même, le levier de boîte demande des impulsions délibérées, mais les rapports s’enchaînent facilement. Comme on pourrait s’y attendre, les routes sinueuses sont le terrain de jeu préféré de l’Urraco, là où son excellent équilibre et son châssis raffiné peuvent démontrer leurs talents. La direction s’allège avec la vitesse et l’on s’habitue rapidement à la position de conduite un peu étrange.
Le propriétaire d’une Urraco qui ne l’utilise pas souvent sera puni par un comportement récalcitrant
La personnalité de son moteur dépend du régime. Sous les 3 500 tr/min, il est paresseux et franchement pas impressionnant, ce qui n’est peut-être pas surprenant pour un V8 de si petite cylindrée, mais de là et jusqu’à 6 000 tr/min, il se montre plein d’énergie. Les freins sont remarquables : faciles à moduler et très efficaces. Surtout, alors que le propriétaire d’une Urraco qui ne l’utilise pas souvent sera puni par un comportement récalcitrant, même durant cette chaude journée d’été et malgré les innombrables arrêts et redémarrages demandés par une séance photo, l’aiguille de température de notre voiture n’a pas bougé.
Au salon de Turin 1974, Lamborghini a présenté l’Urraco P300, avec un moteur 3,0 litres et une culasse double arbre permettant de développer plus de puissance. Une version dégonflée à 2,0 litres existait également, un modèle spécial réservé à l’Italie et destiné à échapper à la fiscalité locale. La production s’est arrêtée en 1979 après un total de seulement 776 exemplaires assemblés, loin des prévisions d’origine, mais Lamborghini avait marqué le coup. La Jalpa a suivi, puis il y a eu la fabuleuse Gallardo de 2004 et ensuite la Huracán. Autant de voitures qui ont changé le destin du constructeur.