Pour beaucoup d’entre nous, la 288 GTO a été un poster dans notre chambre, un rêve de victoire au loto, un Graal au Cheval Cabré… Alors, quand on me demande « C’est comment ? », je sens beaucoup de prudence dans la question, comme si celui qui me la pose avait peur d’être déçu. C’est tout à fait compréhensible. J’en achèterais une moi aussi si je gagnais au loto, et la dernière chose que j’aimerais découvrir, c’est que la voiture de mes rêves ne soit pas à la hauteur de mes espérances.
J’ai conduit une 288 GTO pour la première fois en 2005, pour un article du magazine evo face à la F40, la F50 et l’Enzo. DK Engineering nous avait fourni la 288 avec des pneus modernes, des échappements style tromblon et sans doute bien plus que les 400 ch d’origine. Nous l’avions assurée pour 300 000 euros – à peu près le prix d’une bonne F40 à l’époque – et l’avons conduite quelques jours à bonne allure. J’avais particulièrement apprécié de découvrir qu’elle crachait d’immenses flammes à l’échappement et que sur les petites routes sinueuses et défoncées du réseau secondaire gallois, l’Enzo n’arrivait pas à la suivre.
L’un des 6 prototypes
Quinze ans plus tard, une 288 GTO vaut maintenant plusieurs millions d’euros, mais celle que vous voyez ici n’est pas une 288 comme les autres. Il y a eu six prototypes et celle-ci est l’un des trois ayant survécu jusqu’à nos jours. Les deux autres sont passés entre de nombreuses mains, un est désormais peint en jaune, mais cette voiture est une seconde main avec 21 600 km au compteur et n’a jamais été restaurée. Son premier propriétaire était nul autre que Marco Piccinini, le directeur sportif de Ferrari en Formule 1 de 1978 à 1988 et l’un des architectes des Accords Concorde entre les équipes et la gouvernance de la F1. Enzo Ferrari a personnellement offert cette voiture à Piccinini en 1986, comme bonus pour ses résultats. L’usine a remis ce prototype “à neuf” avant de le livrer chez Piccinini à Monaco, d’où ses phares jaunes qui ne font que la rendre plus cool.
Elle a été achetée il y a deux ans par le vendeur de voitures d’exception Tom Hartley Jr et celui-ci ne peut pas se résoudre à s’en séparer. Sa patine est superbe ; la peinture est un peu fissurée par-ci par-là, la finition de certains panneaux n’est pas parfaite (elle ne l’a jamais été), mais elle reste magnifique avec ses jantes démontables à fixation centrale en magnésium étincelant. Lorsqu’elle a reçu sa certification Classiche, il fut remarqué que la disposition de son réservoir d’essence est unique.
Assurée pour 5 millions d’euros
Nous l’avons assurée pour 5 millions d’euros et je suis content de noter que ses pneus ne sont pas ceux d’origine. Elle est chaussée en Michelin Pilot Sport tout frais, au lieu des Goodyear NCT d’origine, qui seraient durs comme de la bakélite aujourd’hui – à l’époque, ils luttaient pour juguler l’abondance de couple sur les deux premiers rapports, même sur le sec. Même en 1984, les dimensions des pneus de la GTO étaient assez modestes, particulièrement à l’arrière avec 255/50 ZR16 ; certaines rivales, comme la Countach, utilisaient les massifs Pirelli P7 à taille basse en 335 de large. Mais c’était le propos de la 288 GTO : elle a été conçue pour la course et destinée à être assemblée en faibles volumes, même si ses spécifications et son raffinement en ont fait une extraordinaire voiture de route. Et puis il y avait son apparence…
Pour ceux d’entre nous qui ont un certain âge, la 308 – dessinée par Leonardo Fioravanti – compte parmi les plus belles de toutes les Ferrari. Avec de superbes proportions et des détails magnifiques, c’était une sculpture roulante et, pour moi, il était impossible de l’améliorer. C’était avant que Ferrari ne dévoile la GTO au Salon Genève 1984. C’est comme si la 308 montrait l’avant et la GTO l’après dans une de ces photos publicitaires pour des séances de body building.

Imaginée pour le Groupe B
Ce qui rendait la GTO encore plus crédible – si tant est qu’elle en avait besoin – c’est qu’elle a été créée avec un objectif concret : représenter Ferrari dans le nouveau Groupe B de la FIA et affronter les voitures imaginées par la concurrence.
Parfois, quand un département compétition prend une voiture de série et fait du bon travail, le résultat est sensationnel – pensez aux BMW 3.0 CSL Batmobile, Lancia Delta Integrale et Mercedes 190E Evo 2. Dans ces trois exemples, une voiture plutôt banale est rendue très excitante par l’ajout d’ailerons, d’ailes larges et de roues plus grosses. Le même traitement, appliqué à la 308 aux proportions parfaites, mais avec un empattement rallongé de 110 mm et une queue tronquée pour afficher au final une longueur réduite de 5 mm, ne semblait pas prometteur. Mais bien sûr, le résultat fut sublime.
Ce que Ferrari a réussi à faire en Groupe B (comme d’autres constructeurs), c’est de prendre un modèle standard, d’y ajouter beaucoup de puissance et d’adhérence, mais de le dessiner de façon à ce qu’il ressemble au modèle de base avec l’objectif d’en gonfler les ventes. Peugeot a fait des miracles avec sa 205 T16, une voiture transfigurée avec son moteur central et sa transmission intégrale. Quand bien même, vendre les 200 modèles d’homologation pour le Groupe B n’était pas chose facile, comme Austin-Rover et Ford l’ont découvert. Sauf pour Ferrari : après avoir présenté la voiture à Genève, le constructeur a vendu les 200 exemplaires avant même que la production ne commence. Et si le Groupe B fut finalement annulé, Ferrari a finalement vendu 272 voitures en trois ans.
Deux turbos
L’allongement de l’empattement est le résultat des modifications mécaniques. Son ensemble moteur V8 et boîte de vitesses compacte et transversale, est placé longitudinalement pour laisser de l’espace aux collecteurs et à la plomberie des turbos IHI suspendus de chaque côté. Le carter argenté visible sous la carrosserie arrière est la partie démontable de la boîte de vitesses de compétition, dont l’étagement est facile à modifier. La cylindrée de
2 855 cm3 signifiait qu’avec l’équivalence de 1,4 appliquée par la FIA pour un moteur turbo, celle-ci se retrouvait juste sous la limite des 4,0 l pour un moteur atmosphérique. Elle donna aussi à la voiture son nom – 2,8 litres et 8 cylindres, pour la différencier de la 250 GTO.
Les vitres et les portières sont reprises de la 308, mais l’essentiel de la carrosserie est en fibre de verre, réalisée sur-mesure, avec également des pièces en nid-d’abeilles/Kevlar, comme les cloisons, alors que la structure fait appel à un châssis cadre tubulaire au lieu de la semi-monocoque de la 308. À travers les fentes du capot moteur on peut voir les intercoolers Behr peints en argenté et, en soulevant le couvercle, à quel point le V8 est monté en avant, majoritairement caché sous la vitre arrière. Cela explique la grosse bosse couverte de moquette entre les sièges. Le châssis tubulaire se laisse entrevoir également : une attache diagonale, soigneusement coupée à l’arrière de l’ouverture de la porte, rejoint un épais arceau central.
Déferlante de couple
En glissant dans le siège conducteur à la finition “Daytona”, même un grand maigre comme moi se sent un peu haut et serré au niveau des hanches, et la vue vers l’avant est similaire à celle que l’on a dans la 308. L’environnement n’est pas dépouillé comme dans une voiture de course : c’est un habitacle tout équipé, avec moquettes, contre-portes avec haut-parleurs et vitres électriques, et des options telles que la climatisation et la radio. La différence avec l’instrumentation de la 308 réside dans une petite jauge de suralimentation centrale, alors qu’un trio de compteurs additionnels est suspendu sous la planche de bord.
Tournez la clé, appuyez sur le bouton en caoutchouc noir et la 288 prend vie. Le moteur ne démarre pas dans un grondement solide, il prend doucement ses tours jusqu’à atteindre son régime, sans la respiration profonde que l’on attendrait. S’il est un peu plus petit que le V8 de la 308 sur lequel il est basé, ce moteur a une sonorité plutôt différente : le rythme doux et léger – presque celui d’un 4 cylindres – du vilebrequin plat est bien présent, mais il semble plus profond et plus complexe. Les transmissions manuelles Ferrari de cette époque sont toujours rétives à froid, spécialement en seconde, et étant donné que la GTO a été conçue pour s’accommoder d’une déferlante de couple, mieux vaut soigneusement la laisser monter en température. Je laisse cette tâche à Tom Hartley Jr qui s’assure que tout est en ordre.
À bien des égards, la 288 GTO était la supercar d’une époque en pleine mutation. Difficile d’imaginer que la F40 a été lancée à peine quelques mois après que la dernière GTO est sortie des chaînes, tant la F40 semblait non seulement d’une autre décennie, mais aussi d’une autre planète. Les pneus ballon, la généreuse garde au sol et les modestes ailerons de la GTO suggéraient une expérience de conduite traditionnelle – ce qui était le cas, sous certains aspects.
Confortable
En à peine un kilomètre, on découvre que la 288 possède deux merveilleuses qualités, la première étant sa direction non assistée. Elle est un peu lourde en manœuvres, sans que cela ne pose de problèmes, avec l’avantage d’excellentes sensations et remontées d’informations. La seconde est le confort. Du moment où les roues se mettent à tourner, on ne peut s’empêcher de sourire, car on sait que la voiture va se jouer de toutes les imperfections de la route. Et plus on roule longtemps et vite, plus on réalise que l’équilibre entre le contrôle et le confort est parfait.
La difficulté vient des passages de rapports. Le talon-pointe est indispensable au rétrogradage, et quand bien même, le levier reste lourd et il faut le manipuler fermement à travers la grille ouverte, au son des cognements sonores du métal contre le métal. On peut cependant à tout moment conduire la 288 GTO, en prenant le temps de parfaire ces passages de rapports jusqu’à ce qu’ils soient satisfaisants. Impossible par contre d’ignorer les sifflements venant de par derrière, alors que le moteur s’approche des 3 000 tr/min : c’est le son de la suralimentation se mettant en action.
2,9 kg/ch
La GTO reste très rapide, comme on pouvait s’y attendre d’une voiture de près de 400 ch et d’à peine 1 160 kg. Si la montée en puissance jusqu’au plein régime est réelle et excitante, l’étendue de la plage d’exploitation de cette puissance est incroyable, le moteur étant toujours débordant d’énergie arrivé à la zone rouge de 7 000 tr/min. Ce qui signifie que si vous êtes sur une route exigeante avec une Enzo de 650 ch derrière vous, il n’y a pas besoin de jongler avec la boîte pour la garder à distance. Mieux encore, le châssis s’accommodera même des plus grosses bosses, alors on peut garder le rythme là où l’Enzo devra ralentir.
Alors que la GTO file dans les virages, à plat et bien posée, la direction prévient à de multiples reprises de l’approche de la limite d’adhérence et l’avant commence à élargir au moment d’écraser l’accélérateur – en pressant un peu plus, l’arrière aussi va valser au large.
Comparée à une voiture turbo moderne, comme une 488, l’arrivée de la suralimentation est plus soudaine sur la GTO. Sur les premiers rapports, la déferlante de couple assied graduellement l’arrière sur l’asphalte et soulève un peu le nez – on sent la direction s’alléger légèrement sous les paumes – presque comme sur les premières 911 Turbo.
Comme la montée de la suralimentation se fait entendre, avec de l’entraînement on peut moduler l’accélérateur pour obtenir le niveau de puissance voulu ou nécessaire, ce qui est particulièrement utile sur le mouillé. Cela en fait une voiture de route remarquablement tactile, transparente et exploitable, qui engage pleinement son conducteur et le lui rend bien.
Rivale de la Porsche 959
Aurait-elle fait une bonne voiture de course ? Peut-être, mais l’histoire a montré que son aérodynamique était améliorable. La seule rivale à avoir émergé de la catégorie 4,0 litres du Groupe B fut la Porsche 959, une voiture qui a également connu un développement pour la route et qui offre le même confort surprenant et la même nature facile. Porsche a appris la leçon et s’est engagé en rallyes alors que Ferrari a créé la GTO Evoluzione, une évolution à l’aérodynamique améliorée qui permettait aux ingénieurs d’exploiter le potentiel de son moteur, avec une suralimentation faisant passer la puissance à 650 ch. Il sera glissé par la suite sous le capot d’une voiture de route extrême, la F40, après que celle-ci soit ramenée à 470 ch.
Certaines caractéristiques et géométries de la 288 sont partagées avec la F40, les principales étant, pour moi, l’angle du volant et cette suralimentation facile à moduler qui rendent la F40 d’une aisance surprenante à exploiter. Cela dit, ce qui m’a toujours étonné avec ce deux-là, c’est que la F40 a tout d’une voiture de compétition, alors qu’elle a été conçue pour la route ; tandis que la 288 GTO, bien plus rare et plus belle, a été pensée pour la course, mais est une vraie voiture de route – l’une des meilleures et définitivement la plus sublime.