Si vous deviez compiler une liste des Ferrari de route les plus importantes, la plupart d’entre elles ne seraient pas difficiles à choisir. On y trouverait la 275 GTB, la 365 GTB/4 Daytona, la Dino 246 GT, la F40 et ainsi de suite jusqu’à LaFerrari. Mais combien d’entre vous citeraient celle-ci, une voiture connue les appellations 250 GT 2+2, 250 GTE ou 250 GT/E ? Pas beaucoup, j’imagine.
Première Ferrari de grande série
Pourtant, vous devriez. Non seulement elle fut la première Ferrari produite en grande série, transformant ce qui n’était encore qu’un artisan en un véritable constructeur et, ce faisant, elle initia une nouvelle lignée de voiture au cheval cabré qui perdure à ce jour. Lorsque la production cessa en 1963, plus de 950 exemplaires avaient été vendus, un chiffre jusque-là sans précédent à Maranello. Pas mal pour une voiture qui n’était considérée, à une époque, comme rien d’autre qu’une base à charcuter pour fabriquer des fausses 250 GTO et SWB. Alors, la prochaine fois que vous croiserez une GTC4 Lusso, une FF, une 612, une 456, ou n’importe quelle Ferrari à quatre places, souvenez-vous que leur ancêtre est cette voiture.
Certes, il y a eu dans les années 50 quelques Ferrari carrossées par Vignale et Ghia capables, du moins en théorie, de transporter plus que les deux occupants réglementaires, mais il s’agissait de voitures de toute petite série et qui n’ont jamais fait partie du catalogue Ferrari. C’est la 250 GTE qui fut la première familiale au Cheval Cabré.
Il peut paraître étrange que la GTE ne soit pas apparue plus tôt, étant donné qu’Aston Martin produisait une 2+2 depuis 1953 et que Maserati a transformé ses activités en introduisant la 3 500 GT en 1957, mais il faut se souvenir que Ferrari a rarement été le premier sur ce genre d’innovations. Le succès de la Maserati puis celui de l’Aston Martin DB4 ont cependant montré que ce marché était trop lucratif pour être ignoré.
Une adaptation pas une conception
Cela étant dit, sa conception suggère que Ferrari n’était pas certain qu’elle soit un succès. Pour la plupart des ingénieurs chargés d’adapter un châssis pour s’accommoder de quatre passagers, la première tâche est de rallonger l’empattement. Au lieu de cela, Enzo Ferrari a choisi de conserver le même empattement de 2 600 mm que celui la 250 GT standard à deux places et de modifier pratiquement tout le reste.
Le moteur fut donc avancé de 200 mm, les voies furent agrandies à l’avant comme à l’arrière, et Pininfarina fut chargé de dessiner une carrosserie non seulement plus longue, mais aussi plus large et plus haute. Avec un réservoir de carburant repositionné, le résultat fut une voiture capable d’emmener quatre personnes, pas occasionnellement ou en cas d’urgence, mais au quotidien dans le cas d’une famille avec deux enfants. Et ceux-ci n’avaient même pas besoin d’être si petits… Tout cela avec un coffre bien assez grand pour avaler les bagages – soigneusement emballés – pour les vacances.
Enzo n’a pas non plus tenté d’adapter la mécanique à ce qui était un rôle inédit pour une Ferrari de route. Dans le nez du châssis-cadre, c’est le déjà vieux V12 Colombo à simple arbre qui prenait place, utilisant la même course de 58,8 mm que lors de ses débuts en 1948 (et qu’il conservera jusqu’en 1967).
Sa cylindrée de 2 953 cm3 était la même que celle des Testa Rossa, SWB et GTO, mais son taux de compression de 8,1 : 1 était plus sage que les 9,8 : 1 utilisés sur les pur-sang de course et il était alimenté par trois carburateurs double-corps Weber DCF de 36 mm. La puissance était annoncée entre 235 et 240 ch à 7 000 tr/min et transmise aux roues arrière par une boîte à quatre rapports équipée d’un overdrive Laycock de Normanville sur le rapport supérieur.
Le châssis était dans la plus pure tradition Ferrari : des doubles triangles avec ressorts hélicoïdaux à l’avant, associés à un pont rigide suspendu par ressorts à lames à l’arrière, avec des freins à disque aux quatre roues. Les mêmes termes peuvent être utilisés pour décrire celui de la 250 GTO…
Un modèle unique
Au moment de dévoiler la Ferrari orientée “route” de l’époque, Enzo a choisi un lieu bien peu orthodoxe : les 24 Heures du Mans 1960, non pas en tant que concurrente mais comme voiture de la direction de course. Il semble que Ferrari voulait conserver les liens avec la compétition, et cela lui a clairement porté chance en ouvrant une série de six victoires consécutives de la Scuderia dans la Sarthe.
Les débuts plus formels de la voiture ont eu lieu plus tard la même année au salon de Paris, puis en conduite à droite au salon d’Earls Court à Londres. Cette voiture portait une peinture bleu foncé associée à un intérieur bleu pâle. Si j’évoque ces détails, c’est qu’il s’agit de la voiture que nous essayons aujourd’hui, désormais peinte en Grigio Nürburgring. Il s’agit du châssis 2185, propriété depuis une trentaine d’années de Bob Houghton, célèbre restaurateur de Ferrari.
Le démarreur chouine brièvement avant que la musique du V12 n’emplisse l’habitacle
Bob l’utilise régulièrement, tellement souvent qu’il a fait réaliser une plate-forme spéciale en cuir qui se glisse par-dessus les sièges arrière, perchoir parfait pour Jack, son labrador noir. Bob et Jack sont en bonne compagnie : Enzo Ferrari avait sa propre GTE et son fils Piero a un jour dit : « Il adorait la 2+2… C’était sa voiture personnelle. Mon père conduisait d’habitude lui-même, mais il était toujours accompagné d’un chauffeur et d’un petit chien. Alors pour lui, une voiture à deux places ne suffisait pas ». La seule différence c’est que Jack est tout sauf “petit”.
La GTE de Bob sort tout juste de restauration et elle est absolument magnifique. Ce n’est peut-être pas l’une des grandes beautés de Pininfarina, mais la façon dont pareil espace intérieur a été trouvé dans une forme aussi svelte est admirable. Pour moi, seul le nez plutôt vertical est un peu trop formel, mais comme c’était une Ferrari pour les gens sérieux, c’était à prévoir.
Je n’ai pas tant de scrupules à propos de l’intérieur où tout est pour le moins exquis, entre cuirs les plus précieux, compteurs Veglia cerclés de chrome et à fond gris, et ce spectaculaire volant Nardi à branches en aluminium et jante en bois. De gros boutons pressoir actionnent les commandes secondaires, des tirettes la ventilation, et sur la droite une simple fente pour la clé qu’il faut, dans la tradition Ferrari, tourner et presser pour démarrer le moteur.
Au volant, tout de suite surprenante
Le démarreur chouine brièvement avant que la musique du V12 n’emplisse l’habitacle. C’est pour moi la plus belle sonorité mécanique qui soit. Je l’ai entendue en tant de lieux durant ma vie et son infinie complexité harmonique ne cesse jamais de m’émouvoir.
Ce qui ne m’empêche pas d’avoir quelques préjugés sur le comportement de cette 250 GTE. C’est une grosse voiture et ses 1 400 kg représentent une sacrée masse aux standards Ferrari. Sans compter sa suspension arrière agricole, ses ressorts souples et sa direction à vis et galet non assistée. Je m’attends à quelque chose de lourd, pas si rapide et, avec un moteur aussi repoussé à l’avant, également d’assez pataud.
Le V12 décolle sans se plaindre à partir du régime de ralenti, quel que soit le rapport
Bob a sélectionné quelques routes pour nous, et pratiquement dès le départ de ses locaux, la GTE me surprend. La direction n’est absolument pas lourde, et cette légèreté ne s’accompagne pas pour autant de mouvements maniaques dans le volant au moment d’aborder le premier rond-point venu. Elle ne demande que 3,5 tours de butée à butée et offre une fermeté louable – un avantage de la décision de ne pas rallonger l’empattement.
J’adore la boîte de vitesses. Désolé pour le “name dropping”, mais la seule Ferrari à quatre rapports que j’ai conduite auparavant était la 250 SWB à coque alu avec laquelle Stirling Moss a remporté le Tourist Trophy, et celle-ci semble tout aussi indestructible et précise. Les passages de rapports ne sont pas spécialement rapides, mais son toucher consistant et sa totale absence de jeu est simplement remarquable.
Pour le moment, le moteur se contente de ronronner à bas régime et à chauffer l’huile dans le carter en attendant que l’aiguille ne décolle. La 250 GTE est si douce et délicieusement équilibrée qu’elle décolle sans se plaindre à partir du régime de ralenti quel que soit le rapport. Comme on peut l’attendre d’un 12 cylindres de cylindrée modeste, le couple maximum n’est guère impressionnant (seulement 245 Nm à 5 000 tr/min), mais sa courbe est douce et correspond à la perfection à ses aspirations de Grand Tourisme. Si l’on considère que ce moteur a également remporté à plusieurs reprises les 24 Heures du Mans dans les années 50 et 60 à bord de prototypes de course, on comprend mieux son incroyable polyvalence.
Je pourrais me contenter d’utiliser la souplesse du moteur avec la plus infime pression des orteils de mon pied droit au moment où la route s’ouvre, mais j’en ai assez de la promenade et souhaite conduire cette voiture comme une Ferrari demande à l’être – du moins je l’espère. Je presse le lourd embrayage et rétrograde avec le levier en acier surmonté de noir, avant d’écraser les gaz à fond.
À peine avait-on décollé que la GTE me surprend
La GTE ne bondit pas sur la route, mais elle ne flâne pas pour autant. La sonorité de l’échappement se durcit crescendo et la puissance me propulse en avant avec une intensité croissante, le moteur chantant avec plus de joie à mesure que le régime augmente.
Ces moteurs sont quasiment indestructibles et ont tourné à plus de 8 000 tr/min sans effets secondaires, mais celui de Bob est neuf et nous n’allons pas chercher à atteindre les 7 000 tr/min auxquels le pic de puissance est atteint. Mais même en passant les rapports au point de couple maximal, on expérimente pleinement la GTE et elle apparaît comme une machine impressionnante et majestueuse. Même aux standards actuels, la voiture est rapide, si puissante que je me demande si elle n’a pas été préparée d’une façon ou d’une autre – Bob me confirmera qu’elle est totalement standard.
La plus sous-estimée des Ferrari ?
Tout ce qui concerne la GTE est mieux que ce à quoi je m’attendais. Elle est à la fois plus rapide et plus silencieuse, plus agile est plus confortable, à un point que je me demande si elle n’est pas la plus sous-estimée de toutes les Ferrari.
J’oublie rapidement son excès de poids, de places arrière et de longueur. Elle se glisse élégamment, mais avec précision, de corde en corde, bien assise sur ses jantes Borrani chaussées en Avon (à l’époque, les Pirelli Cinturato étaient de série), son confort moelleux masquant la nature primitive de sa suspension arrière. J’ai entendu dire que les GTE souffrent de sous-virage prononcé quand on les pousse trop fort, mais cela ne semble pas être le cas de ce modèle. Le niveau d’adhérence est plus qu’adéquat à grande vitesse et je me réjouis de sentir la voiture travailler comme je le souhaite.
Je suis prêt à parier qu’elle peut naviguer à un rythme de croisière de 200 km/h dans le plus grand des conforts
Malheureusement, le temps me manque. On pourrait en dire autant à chaque fois que l’on monte à bord de n’importe quelle Ferrari, mais ici, je le pense littéralement. Au moment de rendre la GTE à Bob, je sais que je n’ai pas pour autant vu tout ce dont la voiture est capable. Marauder quelques heures dans la campagne à son volant est une agréable façon de passer le temps, mais la GTE a été conçue pour de plus grandes escapades, comme parcourir quelques milliers de kilomètres à grande vitesse, les enfants assoupis à l’arrière. Je sais que pareil exercice n’est plus possible aujourd’hui, mais je suis prêt à parier que ce V12 peut permettre à la GTE de naviguer à un rythme de croisière de 200 km/h sur l’overdrive toute la journée durant, dans le plus grand des conforts.