Du brouillard, beaucoup trop de brouillard : c’est le petit matin et je vois à peine le bord de la route, alors le paysage… Je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve, les références externes se limitant aux touffes d’herbe qui frottent le macadam, alors que l’asphalte lui-même est grignoté par les roues de ma voiture.
D’après le GPS, notre point de rendez-vous est proche et, soudain, mes phares éclairent une tache bleu vif tapie dans la brume. Non, ce n’est pas une éclaircie dans le brouillard mais la carrosserie en forme de boîte à chaussures de la Fiat 131 Abarth Rally Stradale : nous sommes arrivés. Fort heureusement, la météo va rapidement s’améliorer.
La genèse
En attendant, familiarisons-nous avec la voiture en question. Fiat a remporté le titre de Champion du Monde des rallyes en tant que constructeur en 1977, 1978 et 1980 avec l’aide de pilotes tels que Markku Alén, Timo Salonen, Walter Röhrl et Michèle Mouton. Alén remporta la Coupe FIA des Pilotes en 1978 et Röhrl le titre de Champion du Monde en 1980. Leur voiture ? La 131 Abarth Rally.
Un peu de contexte ? La Rally a pris le relais de la Lancia Stratos à moteur central arrière après trois ans de domination. La Ford Escort RS1800 a remporté la mise en 1979 et la Talbot Sunbeam Lotus en 1981. Et ainsi s’achevait une époque : les jours de gloire des propulsions étaient révolus avec l’arrivée du Groupe B en 1982, des quatre roues motrices, de la puissance illimitée et de technologies dignes de la F1, avec des voitures telles que les Audi Quattro, Lancia 037, Peugeot 205 T16 et autres. Puis les choses se sont un peu calmées et la Delta Integrale a dominé le Championnat du Monde des rallyes durant six ans.
La 131, une voiture simple pour une époque simple ? Oui et non. Certes, c’était une berline d’apparence traditionnelle avec une plateforme de propulsion, et Fiat la voyait initialement prendre la suite de l’Abarth 124 Spider plutôt que de la Stratos, bien que les deux aient été homologuées pour le Groupe 4 du rallye. Absorbé par Fiat en 1971 pour devenir le département compétition du groupe, c’est de nouveau le préparateur Abarth qui va se pencher sur la 131.
En 1976, la berline familiale sans prétention a subi une véritable transformation. Le dessin de la carrosserie et la construction initiale furent confiés à Bertone, qui non seulement en a transformé l’apparence et l’aérodynamique avec des passages de roues élargis, des spoilers intégrés à l’avant et à l’arrière et un aileron au-dessus de la vitre arrière, mais en a également réduit le poids avec des capots avant et arrière et des ailes en fibre de verre, ainsi que des portières et un toit en aluminium. Les vitres latérales et arrière étaient en Plexiglas alors que des prises d’air percées dans le capot et les flancs étaient prévues pour améliorer le refroidissement du moteur et des freins en compétition.
Un moteur américain !
Quant au moteur, Abarth (sous la direction de l’Ingegnere Aurelio Lampredi, connu pour son travail sur les moteurs Ferrari et le double arbre Fiat/Lancia) s’occupa de ce qui était disponible. La 131 reprenait de nombreux composants de la berline 124 de génération précédente (n’oubliez pas que cette voiture avait donné sa base aux Abarth Spider de rallye) : elle disposait d’un pont rigide et d’un moteur 4 cylindres simple arbre à soupapes en tête d’1,3 et 1,6 litre de cylindrée. Ce n’est qu’avec la Supermirafiori restylée de 1978 que le moteur double arbre est devenu standard. Une fois associé à une boîte à 5 rapports, ses spécifications mécaniques étaient à l’époque très désirables.
Pourtant, en 1976, c’est à l’étranger qu’Abarth a dû aller chercher le double arbre 2,0 litres sur les versions destinées au marché américain, et que l’on ne trouvait alors en Europe que sous le capot de la plus grosse 132. Abarth est allé plus loin, en coiffant le double arbre d’une nouvelle culasse à 16 soupapes, usinée en aluminium, comme sur la précédente Abarth 124 Rally. Le freinage a été amélioré avec quatre disques et le pont rigide fut abandonné à la faveur d’une architecture à bras McPherson indépendants, dessinée à l’origine pour la plus grosse berline 130 et plus facile à remplacer à la fin des spéciales dans les confins des parcs d’assistance. Sans dire qu’elle était également plus à même de transmettre la puissance au sol que le pont rigide.
La version compétition « Corsa » était alimentée par une injection mécanique Kugelfischer qui faisait initialement bondir la puissance à 225 ch, celle-ci évoluant jusqu’au chiffre annoncé de 240 ch. Elle était également équipée d’un différentiel à glissement limité ZF et d’une boîte à pignons à taille droite et aux rapports rapprochés. La version Stradale de route, telle notre voiture, est alimentée par un carburateur Weber à double-corps et dispose d’un différentiel moins agressif. À 140 ch, la puissance est moins outrancière, mais ce chiffre reste considérable pour une berline de sport des années 70 à moteur 2,0 litres. Surtout quand on considère qu’elle ne pèse qu’une tonne.
Les badges « C » sur les ailes avant de cet exemplaire suggèrent la présence d’une transmission Colotti. Toutes les Stradale ont quitté l’usine avec une boîte à première décalée pour homologuer une transmission similaire sur la Corsa, mais à une époque où l’on était depuis longtemps habitué aux syncros, aucun conducteur ne voulait revenir à l’époque des boîtes à crabots, et c’est ainsi qu’une boîte standard à 5 rapports s’est retrouvée montée ici. « Je n’ai jamais entendu parler de la moindre Stradale avec la boîte à première décalée » m’a indiqué Kevin Theaker, le propriétaire de RSD Rallysport Development, spécialisé dans les 131 Abarth.
Bertone a été engagé pour assembler toutes les Corsa, soit 50 des 400 exemplaires d’homologation, même s’il existe des preuves suggérant que la production totale a été de 608 exemplaires. Toutes les voitures ont initialement été prélevées sur les lignes d’assemblage de l’usine Fiat de Mirafiori (située en banlieue de Turin, elle héberge aujourd’hui Abarth Classiche). De là, les 131 à deux portes standard étaient envoyées pour être converties à l’usine Bertone de Grugliasco, et les versions Stradale recevaient ensuite leurs finitions à l’usine Fiat de Rivalta.
Rivalta ? Aujourd’hui, c’est le domaine de Mopar, le réseau de distribution du groupe automobile Stellantis qui incorpore Fiat (et par extension Alfa Romeo, Lancia et le reste), PSA (Peugeot, Citroën, Opel) et Chrysler-Jeep. Si ce nom est familier, c’est parce qu’il s’agit d’une marque de services de Chrysler qui a sponsorisé pendant des années l’engagement de la marque en courses de dragsters et en NASCAR.
Les arches de roues préfigurent celles que Bertone appliquera par la suite à la Lamborghini Jalpa
La météo s’éclaircit. Du moins on y voit un peu mieux et c’est l’occasion d’admirer le travail de Bertone. Tout semble familier, d’une façon plutôt exotique : ces arches de roues préfigurent clairement celles que Bertone appliquera par la suite à la Lamborghini Jalpa. Et avec Lamborghini en tête, regardez donc la relation entre le vitrage et la partie basse de la carrosserie, et la position et la forme des poignées de portes. Rien à voir avec les berlines 131 à quatre portes, tout cela rappelle plutôt la Jarama. Si Sant’Agata avait décidé de se lancer sur le marché des berlines familiales, le résultat aurait sans doute ressemblé à ça.
« Je l’ai depuis deux ans, m’indique son propriétaire. Elle vient d’une collection autrichienne via un vendeur allemand. Il ne doit pas en rester beaucoup dans un état d’origine pareil. » Avec à peine 31 000 km au compteur, elle est quasiment dans le même état qu’à sa sortie d’usine. Qu’est-ce que le marché a changé : nous l’avons assurée pour plus de dix fois la valeur demandée il y a vingt ans pour un exemplaire similaire.
Au volant
Le tracé de notre route d’essai est une véritable montagne russe de courbes sinueuses parsemées de gravillons : le territoire idéal pour une voiture de rallye. J’attrape la poignée de la portière conducteur et me laisse tomber dans un immense siège baquet tendu de tissu bouffant qui aurait plus sa place dans la section VIP d’un cinéma des années 70. Il est mou et enveloppant, à des années-lumière des coques en carbone des supersportives actuelles, mais une fois qu’ils vous embrassent, vous n’en bougerez pas. Une lanière en vinyle permet de claquer la porte et devant moi se dresse une planche de bord noire à la disposition logique, équipée d’un jeu complet d’instruments et d’à peu près rien d’autre. C’est fonctionnel plus que luxueux, mais pas dépouillé pour autant.
Je démarre le double arbre, qui se cale sur un ralenti qui gargouille et bat la mesure de concert. Le levier de la boîte offre des sensations agréablement mécaniques et la pédale de droite une réponse immédiate. Malgré la culasse à 16 soupapes et un pic de couple à 3 800 tr/min, la poussée est solide dès les premiers tours de roues. Le confort est d’une souplesse surprenante, absorbant les aléas de la chaussée sans se vautrer dans les compressions les plus profondes, et la direction, bien qu’assez directe et non assistée, offre suffisamment de retours et un maniement linéaire.
Le soleil a dispersé le brouillard, l’humidité de la surface de la route s’élève dans une brume sinistre, et la confiance dans la 131 augmente à chaque virage. C’est l’une de ces voitures qui vous encouragent (pour ne pas dire, exigent) à appuyer sur l’accélérateur tôt, et pourtant, malgré l’humidité, elle accroche la chaussée et continue son chemin sans demander son reste. Clic-clac-clic à travers la grille de boîte, et vous tombez sur le rapport suivant avec une précision infaillible, prêt à écraser les gaz et à faire décoller l’aiguille du compte-tours de nouveau.
L’accélération n’est pas vive, mais elle est suffisamment franche pour être amusante, et elle s’accompagne d’une sonorité encourageante, à fois bourrue et riche. On pourrait souhaiter un freinage plus fort (c’est sans doute corrigé sur la version Corsa), mais la sensation dans la pédale est constante et son action franche.
La 131 est très amusante sur ces routes, ce dont son propriétaire profite souvent pour se rendre chez RSD Rallysport Development, l’antre de Kevin Theaker qui s’occupe personnellement de sa voiture. « Ici en Angleterre, nous sommes tous obsédés par les Escort, nous explique ce dernier, et la 131 n’a jamais été une voiture de pilotes privés. Fiat a consacré un budget équivalent à celui de la F1 pour remporter des rallyes avec ce modèle. C’était un grand investissement, mais à l’époque, le rallye était très important, surtout en Europe. Il prouvait au marché la solidité d’une voiture comme la 131. »
L’humidité de la route s’élève dans une brume sinistre, et pourtant la confiance augmente à chaque virage
Si solide en effet que Theaker assemble désormais des répliques de Corsa à partir de Stradale. « J’en ai converti dix à ce jour pour le Royaume-Uni, l’Italie et l’Autriche. Tout est plus gros, plus solide : le différentiel, les roulements de roues, les demi-arbres, les composants du moteur. La Stradale permettait simplement d’homologuer le type de pièces utilisées : les panneaux allégés, la culasse à 16 soupapes, la boîte à première décalée, les disques de frein, etc. En fait, la seule pièce en commun sur le moteur est le bloc : sur la Corsa, tout le reste est différent, les bielles, les pistons, les accélérateurs à guillotines en magnésium, les soupapes plus grandes, le système d’allumage, sans mentionner l’injection Kugelfischer. » Et si Abarth a développé la 131 jusqu’en 1981, chez RSD le travail est toujours en cours et des progrès ont déjà été réalisés. « Walter Röhrl m’a dit qu’ils ont obtenu 236 ch réels au banc. J’ai vu un schéma pour un moteur tardif avec des soupapes plus grosses est un nouveau collecteur, et j’ai directement obtenu 245 ch. »
Un palmarès hors du commun
Durant quatre ans, les 131 Abarth Rally ont dominé les spéciales du monde entier, de la Finlande à l’Argentine en passant par le Monte-Carlo. Ces trois titres constructeur (1977, 1978 et 1980) ont été remportés grâce à 18 victoires individuelles, deux doublés et cinq triplés. Alors que Ford gérait ses Escort avec peu de moyens, Fiat avait le plus grand budget en compétition de l’époque, et ne manquait jamais de place pour assembler et préparer ses voitures. Le constructeur disposait d’une écurie de 13 machines prêtes à temps pour la saison 1976 (l’homologation fut achevée en avril, cette année-là), et 20 autres pour 1977. Chaque voiture était rarement utilisée à plus de trois reprises avant d’être revendue ou utilisée pour des essais, et elles étaient distribuées sur des rallyes aux quatre coins du monde grâce aux liens entre Fiat et la compagnie aérienne Alitalia, dont la livrée fut appliquée sur la voiture de Markku Alén en 1978 et 1979 (un exemplaire qu’Abarth a conservé pour la postérité).
Il y a eu des propositions de développement, dont une version plus économique à coque acier pour la Groupe 1 (qui aurait demandé la construction de 5 000 exemplaires d’homologation), et une version V6 plus puissante qui s’est avérée trop lourde, mais le Groupe B est apparu alors. La 131 Abarth Rally fut mise à la retraite alors que la Lancia 037 prenait le relais. Elle représente néanmoins une tranche d’histoire importante, et alors qu’il n’a fallu que 50 voitures pour écrire celle-ci, les Stradale qui se sont échappées aux mains du public continuent de la transmettre sur les routes du monde entier.
Fiche technique
Fiat 131 Abarth Rally Stradale 1976
Moteur 4 cylindres, 1 995 cm3, 2 x 2 ACT, 16 soupapes, carburateur double-corps Weber 34 ADF
Puissance 140 ch à 6 400 tr/min
Couple 176 Nm à 3 800 tr/min
Transmission Manuelle à 5 rapports, propulsion
Direction Crémaillère
Suspensions Av et Ar : bras McPherson, ressorts hélicoïdaux, barre antiroulis
Freins Disques
Poids 1 004 kg
Vitesse maxi 189 km/h
0 à 100 km/h 7”2