Targa Florio
Nino Vaccarella a fermé la porte de sa salle de classe pour la dernière fois de la semaine. Ses étudiants se sont depuis longtemps enfuis sous le soleil brûlant de la Sicile, excités à l’idée de jouer au football dans les rues de Palerme et, sans aucun doute, par le spectacle de la Targa Florio se disputant ce week-end-là. Une épreuve qui leur permettra de toucher littéralement du doigt les plus rapides voitures de course au monde, alors qu’elles passeraient devant leurs maisons à plus de 250 km/h. En 1970, compte tenu de sa difficulté et de ses dangers, la course faisait partie du Championnat du Monde des marques, l’équivalent du WEC actuel. Et cette année-là, leur professeur, le Signor Vaccarella, avait une chance de remporter l’épreuve au volant d’une Ferrari d’usine.
Le défi était de taille, Ferrari engageant son tout nouveau bolide d’endurance à moteur V12, la 512 S. Une même voiture qui avait été engagée quinze jours plus tôt à Monza, et qui le sera deux semaines plus tard sur “l’ancien” Spa. Plutôt que d’emmener ses 917 rivales en Sicile, Porsche a choisi de préparer spécialement pour la Targa une flotte de 908/3 Spyder de 350 ch. Ni plus ni moins que des karts à moteur huit cylindres à plat refroidi par air, placé dangereusement derrière les épaules de leur pilote. Avec 900 virages par tour à avaler, disposer d’une voiture qui pesait moins de 700 kg et avait l’empattement d’un caddie de supermarché était un avantage significatif. Vaccarella allait devoir mouiller sa combinaison, sous le soleil de la Méditerranée, au volant d’une bête de plus de 900 kg et de 550 ch, plutôt conçue pour la ligne droite des Hunaudières.
Deux visages
Partir en dérive en rêvant de sport-prototypes des années 1970 n’est certainement pas une bonne idée quand on est volant d’une Ferrari 812, avec ou sans toit. C’est une voiture d’une sauvagerie à peine dissimulée, qui peut également se révéler être une machine apaisante, aussi douce que le boniment du vendeur qui vous a convaincu de dépenser quelque 330 000 euros (sans parler des options). Mais il ne faut jamais se détendre complètement : aux commandes d’un V12 atmosphérique de 800 ch, c’est un flirt avec un carnage potentiel. Et pourtant… Et pourtant… Les exploits de Nino en Sicile, à bord de sa 512 capable de dépasser les 350 km/h, sont tout ce à quoi j’arrive à penser alors que la 812 et moi nous engageons dans un combat mano a mano sur les petites routes étroites et sinueuses du Pays de Galles. Soit une très grosse et très méchante Ferrari sur de très petites routes, absolument inadaptées. Ou la sensation alarmante d’avoir en main une grenade et de se demander si c’est le bon moment ou pas de la dégoupiller.
Tout en elle exprime la puissance, les dépenses et une consommation décadentes
J’aurais sans doute prêté plus d’attention aux maths au lycée si mon professeur avait remporté les 24H du Mans (comme Vaccarella l’a fait en 1964). Non seulement j’aurais acquis une bonne maîtrise de la trigonométrie et de la division posée, mais je serais peut-être devenu un client potentiel de cette voiture, la Ferrari 812 GTS, la version découvrable de la super-méchante et super-rapide Superfast. La 512 de Vaccarella était également une version ouverte et la déferlante d’air dans le cockpit du Spider offrait un peu de soulagement durant ses onze tours d’effort intensif. En comparaison, je suis un imposteur : l’air chaud de l’automne clapote doucement autour de mes oreilles, et je dispose de tout le confort automobile moderne, ainsi que d’une puissance qui éclipse le chiffre développé par la 512. La GTS n’en pèse pas moins le double du poids de la vieille voiture de course, avec 1 645 kg à sec, et elle est également 120 kg plus lourde que la Superfast.
Difficile de montrer en photos à quel point la 812 GTS est une voiture formidable. Tout en elle exprime la puissance, les dépenses et une consommation décadentes. Elle reprend la même mécanique que la Superfast et se découvre via un hard-top pliable en tôle, qui se rétracte dans la carrosserie en 14 secondes. Jusqu’à son lancement l’an passé, Ferrari n’avait pas produit pareille voiture en série depuis la Daytona Spider du début des années 70, même si cette niche du marché n’avait pas été abandonnée, avec des machines telles que les 550 Barchetta et 575M Superamerica produites en séries limitées.
Sur la route, la GTS paraît immédiatement plus douce que la Superfast
Ses dimensions intimidantes viennent à l’esprit à chaque fois que l’on se glisse dans l’habitacle aux effluves de cuir de la GTS. Le siège passager semble aussi dur que si on s’asseyait à même la route, et les extrémités de la voiture semblent couvrir toute la surface de cette dernière. Heureusement, les arêtes saillantes des ailes avant et les bossages gonflés des ailes arrière indiquent les extrémités de la voiture, des appendices nécessaires pour en jauger la largeur.
Abaisser le toit est aussi facile qu’attendu, il suffit de toucher un bouton. La vitre arrière est également électrique et elle augmente le flux d’air lorsque le toit est ouvert. Elle apporte également de l’air frais, tout en amplifiant la bande-son lorsque celui-ci est fermé. Le reste est totalement familier à quiconque a eu le privilège de rouler à bord d’une Ferrari actuelle ou récente, jusqu’au double affichage numérique des deux côtés du compte-tours et, bien sûr, au célèbre Manettino sur le volant.
Un V12 d’anthologie
Appuyez sur le gros bouton rouge du démarreur placé sur le volant et le V12 s’élance. Même la façon dont il démarre exprime un niveau de réglages très poussé. Si le moteur est froid, attendez-vous à un tir de barrage de l’échappement, alors que les catalyseurs montent rapidement en température, aidant l’immense moteur à passer (d’une façon ou d’une autre) les normes d’émission actuelles. Un frisson parcourt la voiture : rien de rugueux, mais même une voiture aussi imposante que la GTS est dominée par le moteur qui se cache sous un capot aux proportions exagérées.
Vous n’oublierez jamais la première fois que vous atteindrez les 8 500 tr/mn
Si vous voulez rouler toit abaissé avec la GTS, il va falloir assurer côté style. Même dans cette teinte bleu Tour de France relativement subtile, elle n’en attire pas moins tous les regards. Ce n’est pas pour autant une voiture qui génère de l’envie, aussi décadente qu’elle en ait l’air. C’est un aspect particulier de ces grandes sportives à moteur avant qui sont plus facilement acceptées que leurs homologues à moteur central arrière. Il faut peut-être y voir l’aura plus majestueuse d’une berlinette classique face à l’agressivité des bolides ramassés typés compétition à moteur central.
Sur la route, la GTS paraît immédiatement plus douce que la Superfast. Les amortisseurs ont été recalibrés pour compenser le poids supplémentaire, et la GTS se montre ainsi un peu plus relax, mais pas au point de ne pas avoir à presser le bouton “route bosselée” pour trouver un peu plus de confort. Ce faisant, on réduit l’intolérance de la GTS aux petites imperfections de la route, avec la contrepartie inévitable de faire perdre un peu à la voiture sa capacité à parfaitement maintenir sa masse lorsque l’on attaque fort (dans ces moments, mieux vaut le désactiver). C’est aussi le moment de passer en mode Race, si vous ne l’avez pas déjà fait, ou d’avoir l’audace de pousser jusqu’à CST off, ce qui réduit quelques filets électroniques de stabilité sans pour autant vous laisser totalement seul maître à bord. Au cours de la journée, je suis de plus en plus attiré par ce mode, car il permet non seulement de se faire une idée de la puissance brute et sans entrave du V12, mais aussi d’expérimenter les effets qu’il a sur le châssis.
Il ne faut pas longtemps pour compartimenter le comportement de la GTS. La boîte à double embrayage à 7 rapports ne laissera pas le régime tomber sous les 1 600 tr/mn sur les rapports supérieurs, mais le V12 reprendra cependant avec vigueur à ce régime. Il pourrait sans doute en faire autant depuis le ralenti, si l’électronique le laissait faire. De là, rester sous les 2 000 tr/mn suffit largement pour un usage régulier. On suit le trafic, on peut dépasser quelques traînards, le tout sans se soucier des petits tracas de la vie (ce qui est l’effet que tend à faire tant de puissance en réserve). Utiliser le V12 Tipo F140GA entre 3 000 et 4 000 tr/mn est plus que suffisant pour rouler à des vitesses indécentes. On sent désormais vraiment les 718 Nm de couple disponibles et on entend les gargouillements familiers du F140. Est-ce un sacrilège d’admettre que je n’apprécie pas tant que ça le son de ce moteur ? Quoi qu’il en soit, c’est dit. C’est une sonorité animée, tendue et perçante, très spectaculaire, mais pas aussi musicale que celle du V12 de la 512 de Vaccarella, ou même de celui d’une Lamborghini Aventador. Elle ne suffit pas à me donner la chair de poule, sauf à pousser le régime jusqu’à 5 000 tr/mn, car à ce stade la 812 affiche des performances de supercars, montant au sommet de sa courbe de puissance. Chaque passage de rapport s’engage désormais presque avant que le message transmis par les synapses du bout de mes doigts, au contact des palettes, n’arrive à mon cerveau. Soudainement, le gros croiseur décapotable devient une sportive très sérieuse, et il faut se concentrer de concert.
Il est parfois difficile de dépasser ce stade avec la GTS. Cela dépend de la route, naturellement. À 6 000 tr/mn, la Ferrari change. La sonorité du V12 se durcit alors que toute la voiture est soudainement traversée par une sérieuse décharge d’adrénaline. Il faut prendre une décision très consciente pour garder le pied planté sur la pédale des gaz, tant le moteur pousse fort désormais. La sonorité est envahissante, même toit fermé, et le paysage commence à défiler à l’envers. Mais je dois déjà me jeter sur les freins pour prendre le virage qui me saute au visage, essayer de contenir la situation, enchaînant appel et contre-appel en modulant les gaz pour équilibrer la voiture et ne pas la propulser dans le décor. Aussitôt, la route s’ouvre de nouveau et je reprends ma course vers les hauts régimes. Disons, pour laisser penser que je roule en toute légalité, que je ne passe pas la troisième…
Qu’un moteur de 6,5 litres puisse être aussi féroce à hauts régimes qu’un Honda K20 paraît tout bonnement impossible. À chaque seconde à bord de la GTS, je me demande comment les ingénieurs de Ferrari sont arrivés à pareil résultat : toutes ces pièces mécaniques, si méticuleusement conçues, dont le poids a été minutieusement réduit, bougeant toutes à l’unisson des milliers de fois par seconde, pendant des heures, des mois et des années… Un moteur conçu pour durer une vie de conducteur, pour démarrer chaque matin, pour tolérer l’attente à trouver une place sur le parking du supermarché, et qui soit tout aussi bien capable de monter à 9 000 tr/mn. C’est ni plus ni moins qu’un triomphe d’ingénierie.
Vous n’oublierez jamais la première fois que vous atteindrez le pic de puissance à 8 500 tr/mn. La sonorité et la violence des rafales de vent s’engouffrant autour de votre tête ajoutant au spectaculaire, balayant les inévitables cris d’excitation (ou de terreur) de votre passager. Je ne veux pas paraître timoré, mais ce niveau de performance est juste inutilisable sur route. C’est trop. Trop violent par rapport aux autres usagers, inconscients du rythme dont vous êtes capable. Dépasser quelqu’un à fond, c’est à coup sûr lui provoquer un infarctus. Et si vous avez le courage de monter dans les tours, le compteur indiquera une vitesse susceptible de vous envoyer en prison, avant même que vous ayez pu en imaginer les conséquences. Sa plage de puissance est un fruit défendu qui va perpétuellement essayer de vous tenter, et auquel vous succomberez de temps en temps, quand la route le permettra (et quand personne ne vous verra). Cela devient un exercice très intime entre vous et la voiture, entre vous et le V12. C’est en partie ce qui rend la 812 si spéciale, un symbole du travail de Ferrari pour conserver le gros V12 atmosphérique au catalogue aussi longtemps que la réglementation le permettra.
Violence facile
Ayant été tellement sollicité par le moteur de la GTS, il faut un peu plus de temps pour se concentrer sur le reste de la voiture. La direction d’une Ferrari moderne, légère et directe, demande une acclimatation, mais elle apparaît ensuite très vite naturelle. Il y a quelques systèmes très intelligents qui jouent avec les effets de couple pour vous suggérer ce que vous pouvez ou pas faire avec la voiture. Bien sûr, sa structure n’a pas l’intégrité d’une coque en carbone, mais elle semble largement assez rigide. Si vous la bousculez vraiment, vous allez ressentir l’effet de sa masse en mouvement. Comme déjà mentionné, le mode d’amortissement le plus ferme est vraiment excellent et l’application des gaz modifie de manière prononcée le tangage et le lacet.
Si vous vous sentez assez brave, tournez et maintenez le Manettino sur “all off”. La GTS n’a pas besoin d’être provoquée pour partir en dérive, à peine un petit coup de gaz et elle dérapera de l’arrière, ce qui n’a rien de facile : trop de gaz initialement, c’est risquer le tête-à-queue, ce à quoi il ne vaut mieux pas penser sur route ouverte. Le piège dans lequel il est cependant le plus facile de tomber, c’est de relâcher les gaz de façon trop brutale, car l’incroyable compression de ce V12 à hauts régimes fait que couper l’accélérateur d’un coup à un effet drastique sur l’attitude de la voiture, et demande des mouvements très très rapides dans le volant, dans l’autre sens, pour sauver la situation. Je vous garantis que votre cœur va battre beaucoup plus vite après cela.
La meilleure impression que laisse la GTS, c’est la précision que l’on peut attendre d’elle. Alors que j’atteins ma destination, la route se rétrécit avec une paroi rocheuse d’un côté et un ravin de l’autre. Ici, un léger bruit de frottement accompagne les vocalises du V12 et ce n’est que lorsque Aston Parrott me montre les images, à l’arrière de son appareil photo, que je réalise qu’il s’agit de la caresse des herbes hautes contre l’aile arrière de la voiture. La Ferrari occupe toute sa voie sur la route, jusqu’au dernier centimètre, mais à quelques doigts seulement de rochers déchiquetés d’où émergent ces herbes. La confiance qui me permet d’évoluer sur une route aussi étroite est entièrement due à la précision inhérente de la 812 et à la relation que j’ai établie avec cette extraordinaire voiture.