Culture

Chrysler Turbine : Elle aurait pu tourner autrement

La Chrysler Turbine de 1963 était une brillante pièce d’ingénierie qui fonctionnait parfaitement. Alors pourquoi a-t-elle finalement échoué ? On vous raconte l’histoire d’un grand projet qui aurait pu être réalisé.
SOMMAIRE

Un si discret concept car

Parcourir les rues de Los Angeles dans une voiture de collection avec Jay Leno au volant, les vitres baissées et le soleil se couchant sur le ­Pacifique, est une expérience plutôt cool. Lorsque la voiture que Jay conduit est une Chrysler Turbine de 1963, ça l’est encore plus.

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Bizarrement, nous n’attirons pas beaucoup ­l’attention. Normalement, quand on roule avec Jay, à chaque feu rouge, il entame une conversation avec le conducteur arrêté à ses côtés, ou avec un gars sur le trottoir. En plus de posséder l’un des visages les plus reconnaissables d’Amérique, il apprécie discuter avec des inconnus. Alors peut-être était-ce la voiture ? Bien qu’elle soit indéniablement un produit des années 1960, la Turbine ne se distingue pas dans une ville qui abrite encore des milliers de voitures classiques, préservées par le climat et par l’amour inné des Angelenos pour l’automobile.

Lorsque j’ai appelé Jay à propos de ce reportage, il m’a confirmé qu’on serait soit harcelés par les amateurs prêts à tout pour en parler, soit complètement ignorés par le grand public. « N’oubliez pas que nous sommes à Los ­Angeles et que les gens ne sourcillent pas lorsqu’une femme nue traverse la rue en courant », conclut-il. Le fait est que la Chrysler Turbine est une machine relativement discrète qui ne donne que peu ­d’indices sur ce qui se cache sous son capot. Ce qui, du point de vue de son constructeur, était plutôt le but recherché.

La mode de la turbine

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Chrysler, plus que tout autre constructeur automobile américain, a été un promoteur enthousiaste de la turbine en tant que rival potentiel du moteur à piston traditionnel. Il a commencé à faire des recherches sur les turbines à la fin des années 1930, initialement pour les avions, et a dévoilé sa première voiture à turbine en 1954. Quand il a abandonné l’idée en 1981, pas moins de 77 voitures à turbine avaient été testées, dont 55 modèles de « quatrième génération » comme celui-ci, plus connus sous le nom de Chrysler Turbine.

Plus de 350 000 visiteurs ont fait un tour en Chrysler Turbine à la Foire de New York 1964

Les avantages potentiels de la turbine étaient nombreux. C’est un moteur incroyablement doux : on peut littéralement poser une pièce de monnaie sur le dessus d’une turbine Chrysler pendant qu’elle tourne. Il comporte beaucoup moins de pièces qu’un moteur à pistons et ne nécessite qu’un entretien minimal. Il fonctionne si proprement qu’il peut partager l’huile avec la transmission et n’a pratiquement jamais besoin d’être vidangé. Le plus important peut-être, c’est qu’une turbine fonctionne avec tout ce qui brûle : elle n’a pas besoin d’essence.

On pourrait penser, à l’heure des biocarburants et des énergies renouvelables, que la possibilité de faire fonctionner une voiture avec à peu près n’importe quoi (du kérosène, du diesel et même de l’alcool) serait un énorme argument de vente. Les ingénieurs de Chrysler ont même expérimenté la tequila, sans soucis, à la demande du président mexicain Adolfo Mateos, alors qu’une Turbine était en tournée de promotion mondiale, fin 1963. La légende selon laquelle le moteur aurait également fonctionné avec du Chanel n° 5 lors de sa visite à Paris semble moins probable, plus pour des raisons économiques que chimiques.

Cependant, lorsque la Turbine a fait ses débuts en 1963, l’essence était bon marché et abondante, du moins aux États-Unis. Rien n’incitait les automobilistes à s’approvisionner aux pompes à diesel parmi les Kenworth et les ­Peterbilt. Alors pourquoi quelqu’un aurait-il pris un risque avec une technologie non éprouvée, alors qu’elle ne lui ­apportait aucun avantage financier évident ?

Fonctionnement

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Le fonctionnement d’une turbine est en fait assez simple. Une roue en forme de ventilateur, placée à l’avant, comprime l’air qui est ensuite mélangé au carburant et ­enflammé par une bougie d’allumage. Ce mélange dense fait ensuite tourner une deuxième turbine, qui est reliée à un arbre de sortie. Dans le cas de la voiture de quatrième génération présentée ici, la sortie est considérablement démultipliée pour entraîner une transmission automatique TorqueFlite conventionnelle (sans convertisseur de couple, la turbine remplissant ce rôle).

Inutile de dire qu’il y a des complications. Une turbine fonctionne à des températures extrêmement élevées, ce qui signifie qu’elle nécessite des alliages coûteux. Les éléments internes tournent également à des vitesses phénoménales : dans ce cas, le moteur tourne au ralenti à 18 000 tr/min, puis à 44 000 tr/min à pleine puissance. L’extrémité de chaque pale de turbine se déplace alors à plus de 1 600 km/h.

Ces vitesses élevées des pales signifient également une consommation importante de carburant, et le ralenti ultrarapide rend la voiture à turbine gourmande dans un trafic dense. Une fois en mouvement, l’équilibre se rétablit : sur l’autoroute, les voitures à turbine Chrysler ont une consommation de carburant comparable à celle d’un V8 à essence.

Les ingénieurs de Chrysler ont découvert qu’en faisant ­recirculer les gaz d’échappement chauds sur un échangeur de chaleur rotatif, appelé régénérateur, ils pouvaient ­réduire considérablement la consommation de carburant (de 70 à 80 % sous une charge légère, et jusqu’à 50 % à pleine puissance). Le régénérateur extrait la chaleur des gaz d’échappement et l’utilise pour réchauffer l’air entrant dans le brûleur. Il a l’effet secondaire très utile d’empêcher les passants d’être brûlés par l’échappement d’une voiture à turbine. En 1956, Chrysler a prouvé à quel point l’échappement était frais en organisant un événement de presse devant l’hôtel de ville de Los Angeles, au cours duquel les acteurs de ses publicités télévisées ont tenu leurs mains juste au-dessus du tuyau d’échappement d’une ­Plymouth 56 à turbine.

Une auto pour convaincre

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Avec la Turbine de 1963, Chrysler a dû marcher sur une corde raide. D’une part, la voiture devait avoir un look « Jet Age » suffisamment futuriste pour enthousiasmer les gens, d’autre part, elle devait paraître suffisamment conventionnelle pour les convaincre qu’elle était une voiture viable. Pour la présenter à un public aussi large que possible, Chrysler l’a exposée à l’Exposition Universelle de 1964-1965 à New York, où plus de 350 000 visiteurs ont pu faire des tours sur une piste d’essai spécialement construite.

Jay Leno se souvient très bien de l’événement, puisque son père l’y avait emmené lorsqu’il avait 14 ans. « La Turbine était la seule raison pour laquelle je voulais y aller : c’était la voiture du futur ! Il y avait une sorte de piste et la voiture tournait en rond, en faisant un bruit de sifflement : je ne saurai jamais comment les pilotes ne devenaient pas fous. Mon père essayait de m’entraîner ailleurs, mais je n’arrêtais pas de lui dire que je voulais juste la voir tourner encore une fois ! »

En 2009, Jay a pu acheter à Chrysler l’une des rares ­Turbine survivantes. Il s’agit de la voiture numéro 991242. Ce n’est pas celle que l’on voit sur ces photos : celle-ci, portant le numéro 991231, a été vendue par le courtier en voitures anciennes Mark Hyman au Stahl’s Auto Museum de Chesterfield, dans le Michigan. En dehors de celle de Jay, c’est la seule autre Turbine en mains privées. Neuf des cinquante-cinq exemplaires fabriqués ont survécu : Chrysler en possède encore deux, et cinq autres sont dans des collections de musées. Sur les neuf, cinq sont en état de marche aujourd’hui, dont la voiture de Stahl. C’est remarquable car Chrysler a délibérément démantelé une partie des moteurs des voitures qui ont été données aux musées.

Les Turbine ont eu une carrière spectaculairement courte. Dessinées par Elwood Engel, un ancien de Ford, les carrosseries étaient construites par Ghia en Italie et expédiées à Détroit pour être montées. Le travail de Ghia était considéré comme superbe, mais les carrosseries étaient en grande partie construites à la main et les panneaux ne pouvaient pas être échangés entre les voitures : lorsqu’un carrossier a tenté de réparer une Turbine accidentée par ­l’arrière avec un couvercle de coffre de rechange fourni par Ghia, il s’est avéré qu’il était trop court de plus d’un centimètre.

50 exemplaires prêtés aux clients puis détruits

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Les cinq premiers prototypes ont été conduits à Détroit au début de 1962, et un peu plus d’un an plus tard, les 50 voitures de série ont été littéralement lâchées en ­public. Dans l’une des initiatives marketing les plus ­audacieuses de l’histoire de l’automobile, Chrysler a ­annoncé que les automobilistes ordinaires pouvaient emprunter gratuitement l’une des nouvelles Turbine pendant quelques mois. Tout ce que l’emprunteur ­devait faire était de transmettre ses commentaires aux ingénieurs de Chrysler à la fin de la période de prêt.

Du 29 octobre 1963 au 28 janvier 1966, 46 des 50 ­Turbines de production ont été prêtées à 203 clients (deux des quatre autres ont été utilisées pour l’exposition universelle, deux pour des visites de concessionnaires). Toutes les voitures ont été fournies dans la même couleur Turbine Bronze (une seule Turbine n’a pas été peinte en bronze, un prototype qui a été peint en blanc avec une bande bleue, et utilisé dans le film de série B hollywoodien Plein Phares, par ailleurs extrêmement oubliable). Après avoir annoncé la disponibilité des voitures, Chrysler, a sélectionné les ­réponses des 30 000 personnes qui ont pris l’initiative d’écrire. Comme c’était le début des années 60, seuls 23 des 203 chanceux étaient des femmes.

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Il s’agit d’une opération de relations publiques révolutionnaire et tout à fait conforme au « parrain » du programme de turbines de Chrysler, George Huebner. ­Brillant ingénieur entré à temps partiel chez Chrysler en 1931, alors qu’il était encore à l’université, Huebner est devenu le directeur de la recherche de l’entreprise, travaillant non seulement sur les voitures mais aussi sur d’autres produits Chrysler tels que les missiles guidés et les turbopropulseurs pour avions. Lui que l’on voit invariablement sur les photos de presse de Chrysler, a été un évangéliste du programme de turbines tout au long de sa carrière, jusqu’à sa retraite en 1975.

Un autre personnage important était Bill Carry, qui supervisait l’entretien des turbines et était disponible 24 heures sur 24 pour effectuer des réparations sur le terrain. Carry a également eu l’honneur douteux d’assister à la destruction de presque toutes les Turbine une fois le programme d’utilisation terminé. Bien qu’il y ait eu une énorme ­demande de la part des personnes souhaitant les acheter, Chrysler ne voulait pas prendre le risque de ternir son image au moment où les voitures quitteraient le giron du réseau dans les années suivantes de leur cycle de vie.

« J’ai pleuré », a admis Bill Carry dans une interview accordée à un magazine en 2007. « Les bras du chariot élévateur ont traversé les vitres… Puis un homme donnait un coup de hache dans le réservoir de carburant, siphonnait l’essence et la déversait dans l’habitacle pour s’assurer que toutes les matières organiques brûleraient. Puis ils plaçaient la voiture dans un brasier pendant 20 ­minutes, avant de l’en sortir et de la mettre dans le broyeur. Elle en sortait aussi plate qu’une crêpe. »

Historique et essai du modèle 991231

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La voiture représentée ici avait originellement été donnée par Chrysler au Harrah Collection Museum de Reno, dans le Nevada. Lorsque la collection a été dispersée à la fin des années 1970 après la mort de Bill Harrah, elle a été rachetée par le magnat des pizzas Domino’s, Tom Monaghan, qui l’a vendue au collectionneur Frank Kleptz à la fin des ­années 1980. Pour remettre la voiture en état de marche, Jay Leno a persuadé l’ancien président de Chrysler, Bob Lutz, de confier à Kleptz un moteur turbine de rechange. Dix ans après le décès de M. Kleptz, Mark Hyman, courtier en voitures anciennes, a été chargé de vendre la collection de M. Kleptz, et il vient de trouver un nouveau foyer pour la Turbine au Stahl’s Auto Museum.

Notre voiture vedette porte encore sa peinture et ses pneus d’origine, alors que l’exemplaire de Jay possède également une peinture d’usine mais a été équipé de nouveaux pneus par mesure de sécurité. « J’envisageais de remplacer les pneus à carcasse diagonale par des pneus radiaux, mais Bill Carry m’a dit « Non, non, non ! Il faut qu’elle roule comme à l’état neuf ». Et le choix des pneus est essentiel à la conduite boulevardière de la Turbine. La douceur est essentielle : une minuscule vibration, mystérieuse, est survenue à l’époque, au cours des essais. Elle a été attribuée aux sculptures des pneus contre la chaussée, et pour le prouver, les ingénieurs de Chrysler ont rasé les pneus. »

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Cet accent mis sur le raffinement s’étend également à la note d’échappement. Ou plutôt à la note d’induction, car la majeure partie du son d’une turbine provient de l’air aspiré par le compresseur. Jay pense que les ingénieurs de Chrysler auraient pu l’éliminer complètement, mais ils ont voulu en laisser juste assez pour maintenir le mysticisme de l’avion à réaction. Ce n’est certainement pas bruyant (le son est loin de ressembler à celui d’un Boeing 747, comme la Rover-BRM à turbine du Mans), il est comparable à celui d’un aspirateur légèrement atténué.

Le souffle de la turbine est moins perceptible à l’intérieur qu’à l’extérieur, bien qu’il y ait beaucoup d’éléments visuels de l’ère du « Jet Age » en compensation, notamment la console centrale qui a la forme d’un tube à réaction. Pour la conduite, c’est la simplicité même : tournez la clé et ­attendez quelques secondes pour que la turbine chauffe (un peu comme pour les bougies de préchauffage d’un vieux diesel) et vous êtes prêt à partir. Mais ne vous attendez pas à un décollage torride.

L’accélération est du niveau de celle d’un V8 318 à carburateur double-corps . Jay Leno

« L’accélération est presque identique à celle d’un V8 318 à carburateur double-corps, explique Jay. C’est plus qu’adéquat, mais ce n’est pas super rapide. La voiture fait exactement ce qu’une berline Chrysler du milieu des années 60 était censée faire. Et quand on la démarre, on a l’impression d’être dans le futur, avec le bruit d’un jet… ».

Comme beaucoup de voitures américaines de l’époque, la Turbine est équipée de freins à tambour aux quatre roues (bizarrement assistés par de l’air comprimé plutôt que par un servo hydraulique) et ils sont à la hauteur des exigences que les utilisateurs ordinaires auraient pu leur imposer. La direction est d’une légèreté typique, et tout cela contribue à une expérience de conduite extrêmement décontractée, «avec la douceur quasiment identique d’une voiture électrique », comme le dit Jay.

Une bataille perdue d’avance

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Bien que Chrysler ait mis au rebut la quasi-totalité des ­Turbine, le constructeur a persévéré dans son programme de voitures à turbine à la fin des années 60 et dans les ­années 70. En fin de compte, c’était cependant une bataille perdue d’avance contre une législation sur les émissions de plus en plus stricte (les moteurs à turbine fonctionnent proprement, à l’exception de l’aspect crucial des émissions d’oxyde nitreux) et contre les exigences en matière d’économie de carburant. Dès qu’un objectif était atteint par Chrysler, le gouvernement fédéral changeait les règles du jeu. En 1981, c’en fut assez.

La Chrysler Turbine est donc restée un grand « futur possible », et Jay s’attriste du fait que les amateurs les plus jeunes ne connaissent pas mieux ce miracle de l’ingénierie américaine. « En 1964, alors que la Chine se déplaçait encore en pousse-pousse et à bicyclette, nous faisions des expériences avec des voitures à réaction ! J’ai toujours soutenu, cependant, que pour qu’une nouvelle technologie réussisse, elle doit non seulement être aussi bonne, mais aussi meilleure que ce qui existe déjà. À l’époque, un V8 faisait tout aussi bien l’affaire. Mais, à mes yeux, la Chrysler Turbine est l’une des voitures américaines les plus importantes de l’après-guerre ». 

Fiche technique

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Chrysler Turbine 1963

Moteur Turbine A-831-2 avec régénérateurs et vannes intermédiaires pour contrôler le flux du mélange 
Puissance 130 ch à 44 000 tr/min
Couple 575 Nm à 20 000 tr/min (estimé)
Transmission Automatique TorqueFlite à 3 rapports, propulsion
Direction À vis sans fin et à roue, assistée
Suspensions Av : triangles, ressorts hélicoïdaux, amortisseurs télescopiques. Ar : pont rigide, ressort à lames, amortisseurs télescopiques 
Freins Tambour à assistance pneumatique 
Poids 1 793 kg
Vitesse maxi env. 190 km/h 
0 à 100 km/h env. 12”

 

Article paru dans Octane 54 (Automne 2021), un numéro que vous pouvez commander sur le site NGPresse en cliquant ici.

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