» À mon âge, je préfère prendre l’ascenseur « , me lance Jean-Pierre Nicolas. L’arrivée au restaurant réclame de gravir quelques dizaines de marches mais effectivement, il a le pas un peu raide, ce qui, à 73 ans, pouvait se comprendre (ndlr : il en a 78 en 2023). J’attends donc l’ascenseur avec lui pendant que les chaines et contrepoids s’activent derrière les portes métalliques. Pendant que nous bavardons, je l’observe et me demande si j’étais bien assis à côté de la même personne il y a quelques heures dans le Col de Turini. Les yeux étincellent toujours autant derrière ses lunettes et son sourire reste chaleureux mais il me semble tout à coup … comment dire … plus petit. Plus vieux. Beaucoup plus vieux.
Pour être juste, lorsqu’il a pris place dans la Porsche ce matin dans les montagnes au-dessus de Monaco, je ne peux pas vraiment dire qu’il s’est glissé dans le baquet. L’arceau-cage faisait barrière tout comme les hauts rebords des Recaro qu’il eut beaucoup de peine à escalader, ses mouvements ayant à peu près la souplesse d’une figurine Playmobil. Par contre, une fois à l’intérieur, le volant en mains, il m’a semblé avoir 23 ans et certainement pas 73. La fluidité, la précision et l’assurance de ses actions étaient … mais je m’égare. Revenons plutôt à 1978.
Porsche retrouve les sommets au Monte-Carlo 78
En fait, retournons même 10 ans plus tôt. En 1968, à sa troisième tentative, Porsche remporte le Monte-Carlo pour la première fois. Au prix d’un pilotage extraordinaire, Vic Elfort devance Pauli Toivonen dans le Col de la Couillole. En 1969 et 1970, Porsche signera même deux doublés. Suite à ce hat-trick, l’usine prit la décision de se retirer et depuis, plus aucune 911 officielle n’a été engagée.
Cependant, les pilotes privés ont dans la foulée du succès des versions d’usine fait grimper le nombre de 911 sur la liste des participants. Des gens tels que Gérard Larousse ou encore Guy Fréquelin enregistrèrent de bons résultats et des victoires de classe mais la possibilité d’une victoire au général semblait à jamais disparue. Puis vint 1978.
Jean-Pierre Nicolas qui avait terminé troisième en 1970 sur Alpine, valida sa participation à quelques jours du départ au volant d’une 911 Carrera RS 3.0 préparée par Alméras. C’est un certain Jean Todt qui était inscrit en tant que co-pilote mais lors du départ des 216 engagés le 21 janvier, c’est finalement Vincent Laverne qui remplace le futur patron de la FIA. Ils ne sont pas nombreux ceux qui voyaient l’équipage de cette Porsche comme des vainqueurs potentiels. Les favoris se nommaient plutôt Walter Rörhl et Bernard Darniche engagés sur Fiat 131 ou encore Sandro Munari et Michèle Mouton, tous deux sur Lancia Stratos.
Mais la météo hivernale toujours capricieuse lors du Monte-Carlo va connaître un sommet en cet hiver 1978. La neige ne tarda pas à faire son apparition et à causer quelques ravages au classement. À la surprise générale, c’est tout d’abord une Renault 5 Alpine qui mène la course avec un équilibriste au volant, Jean Ragnotti. Il tirait ainsi le meilleur parti de cette petite traction dans des conditions d’adhérence précaires qui pénalisaient beaucoup les propulsions stars du moment. Röhrl naviguait en seconde position, Nicolas en cinquième. Plusieurs spéciales furent annulées à cause de congères impossibles à franchir tandis que le parcours alternant le sec, le mouillé, le verglacé fut un casse-tête en matière de choix de pneus et à l’origine de gros écarts. Nicolas qui était alors à la recherche d’un volant officiel avait certes des choses à démontrer mais sa performance lors des deux dernières étapes fut tout simplement extraordinaire. La 911 profitait évidemment d’une belle motricité mais cet exemplaire mélangeant le châssis d’une Groupe 4 avec le moteur moins puissant d’une Groupe 3 se révéla encore plus exploitable dans ces conditions difficiles.
La Porsche n°3 s’installait aux commandes à la fin de la troisième étape, elle devançait les Renault de 1’24’’ avant de s’élancer dans la dernière nuit dites des « longs couteaux » comprenant des spéciales mythiques traversant les cols de Madone, de Turini ou de la Couillole. Malgré tous les efforts de Ragnotti et de Fréquelin, Nicolas émergea des ténèbres en ayant accentué son avance. Une Porsche remportait une nouvelle fois le rallye et c’était une première depuis 20 ans pour un pilote privé.
Célébration
Pour célébrer ses victoires, Porsche a réuni un quintet de voitures et de pilotes à Monaco dont Jean-Pierre Nicolas qui remporta également le East African Safary Rally avec Peugeot en 1978 mais également deux titres de champions du monde des rallyes toujours avec Peugeot mais en tant que patron d’équipe (2000 et 2002). Jean-Pierre Nicolas se retrouve dans la même 911 qu’il emmena à la victoire 40 ans plus tôt, une 3.0 RS de moins de 1000 kg et plus de 250 ch à la livrée Gitanes (que nous sommes malheureusement obligés de flouter) préparée par Alméras. Chaque session de roulage est une expérience mais je n’oublierai jamais les 38,6 km parcourus en passager entre le Col de Turini et Saint Dalmas…
J’étais censé annoncer les notes comme un véritable co-pilote mais à peine avais-je ouvert le carnet que Nicolas m’indiqua que je pouvais le ranger et qu’il connaissait la route par cœur. Tout ce que j’avais à faire, c’était de vérifier que mon harnais était bien serré.
Cinq cents mètres plus loin, je tirais sur les sangles un peu plus fort. Dans la descente, nous utilisons toute la largeur d’une route non fermée qui ne comporte même pas de ligne médiane. Cela va très très vite et, si J-P Nicolas marche lentement en dehors de la voiture, il est ici dans son élément. Les courbes deviennent rapides, certaines offrent une bonne visibilité, d’autres s’engagent à l’aveugle tandis que le revêtement se pare d’une teinte moirée synonyme de plaques d’humidité. Mais la confiance et la vitesse avec lesquelles le pilote envoie sa 911 dans les virages pourraient laisser penser que nous sommes sur le Paul Ricard un jour de beau temps !
Sur les premiers kilomètres, je passe par plusieurs types d’émotions. Mon excitation première en humant les parfums d’essence évocateurs de cet intérieur dépouillé au moment de sortir du parking est rapidement remplacée par la consternation et une peur difficilement contenue dès que nous prenons de la vitesse. Puis, une fois que je commence à me faire au rythme effrayant auquel nous nous déplaçons, je parviens à apprécier la sonorité frissonnante et à me laisser graduellement gagner par une certaine euphorie. Puis enfin, j’arrive à ma décontracter suffisamment pour noter chaque détail et m’imprégner du moment afin de pouvoir le retranscrire ensuite.
Elixir de jouvence
Les vitres sont ouvertes et le râle du flat-6 virant au miaulement se répercute sur la falaise devant nous. Même s’il ne s’agit pas d’un bloc de Groupe 4 optimisé pour la performance, il hurle sa colère avec une violence intoxicante. J-P Nicolas joue de la boîte en permanence, montant et descendant les 5 rapports à la volée grâce à cet étonnant levier de vitesse exagérément long. Toutefois, je m’étonne de la voir souvent rouler sur le couple et préférer la seconde à la première en sortie d’épingle par exemple. En fait, en termes de rapidité, de douceur et de précision, c’est du grand pilotage. Malgré notre vitesse et la rapidité des actions impulsées au large volant (il donne souvent un grand coup de volant pour entrer dans les virages et le laisse ensuite revenir entre ses mains en sortie), jamais sa conduite ne devient frénétique, il semble avoir en permanence le contrôle. Il a la même attitude que tous les grands pilotes en fait.
Même lorsque à certaines occasions nous avons croisé d’autres voitures venant dans l’autre sens, jamais il n’a paru perturbé ni n’a donné le sentiment qu’il y avait un danger (pour ceux qui, en face, apercevaient tout d’un coup une rangée de longues portées Cibié posée sur des ailes élargies déboulant sur eux, je ne sais pas). Les dépassements s’exécutaient avec la vivacité et la froideur d’un prototype des 24 Heures du Mans. Puis, lorsque la route a commencé à s’élargir, la vitesse a encore augmenté. Libéré de l’incertitude des passages à l’ombre et de la proximité des arbres, J-P Nicolas se défoule alors complètement et va chercher les dernières notes, les plus cristallines, du flat-6 essoré jusqu’au régime maxi.
Porsche a peut-être trouvé le remède anti-âge sans le savoir…
Parfois, à la sortie des villages, il jette un œil dans le rétroviseur et attend Jacques Alméras qui suit dans une de ses Groupe 4. Nous formons alors un convoi sur quelques kilomètres de deux 911, une rouge et une bleue avec, en entrée de courbe, leur roue avant intérieure régulièrement en l’air avant de se mettre en travers à la sortie des courbes. Quels moments merveilleux, quel bonheur d’être au centre de tout ça, de ressentir chaque dérive, chaque appui, chaque mouvement de caisse et de suspension alors que la voiture détale sur ces routes de montagne.
Lorsque les gens prennent de l’âge, ils ont souvent la sensation d’avoir conservé le même esprit que dans leur jeunesse mais emprisonné dans un corps de personne âgée. En attendant l’ascenseur, je me dis que Jean-Pierre Nicolas doit certainement penser la même chose. Mais ce qui est formidable dans la façon qu’il a eu de piloter sa 911 cet après-midi, c’est que la voiture a semblé faire disparaître comme par enchantement les entraves que posent sur lui son grand âge. Comme une machine à remonter dans le temps. Ses pieds dansaient sur les pédales avec dextérité, ses mains virevoltaient adroitement et la voiture réagissait de la même façon qu’elle le faisait 40 ans plus tôt. Porsche a peut-être trouvé le remède anti-âge sans le savoir…